13.12.2024
La présence française au Sahel : quel avenir pour l’opération Barkhane ?
Interview
8 novembre 2019
Six ans après le début de l’opération Barkhane, la présence française peine à montrer des résultats. La région est toujours le théâtre d’importantes activités terroristes, en témoignent l’attaque d’un camp militaire au Mali le 1er novembre et celle d’un convoi d’ouvriers au Burkina Faso le 6 novembre. Le point de vue de Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.
Quelles sont les raisons qui poussent une partie de l’opinion locale à rejeter de plus en plus la présence de la France au Sahel ?
La raison principale c’est que depuis le déploiement de l’opération Serval en 2013 au Mali, et avec une brève accalmie lorsque Bamako a été préservée de l’offensive djihadiste ayant laissé croire à une possible victoire, la situation sécuritaire n’a cessé de se dégrader. Par effet de contagion, la menace s’est propagée sur d’autres territoires comme le Burkina Faso et le Niger. Cette menace est d’un caractère totalement inédit puisqu’elle est transterritoriale et que les agents de la déstabilisation capitalisent sur l’absence de politique intégrée de gestion des frontières… Après plusieurs années de présence française au Sahel, les résultats se laissent attendre tandis que les familles africaines et françaises dénombrent leurs morts. Le bilan est dramatique. Pour la seule journée du 6 novembre, au moins 38 personnes ont été tuées dans la région de l’est du Burkina Faso, selon un bilan encore provisoire. Face au délitement de la situation, des interrogations émergent assez légitimement. Dans un contexte de confusion, et considérant l’asymétrie des forces en présence, l’idée d’un complot ourdi par la France se propage.
Une deuxième raison peut être invoquée : celle de la présence d’une force exogène, c’est-à-dire étrangère au milieu dans lequel elle évolue. Une force étrangère est déstabilisante car elle souligne les béances et carences d’un État sur une prérogative régalienne fondamentale qu’est l’exercice de la violence légale, soit la capacité à assurer les conditions de la sécurité de ses concitoyens. Cela montre la faiblesse des dispositifs étatiques tout en contribuant à saper un peu plus leur autorité.
Il convient toutefois de rappeler que la France n’est pas la seule force étrangère en opération dans la région. Sont également présentes la Minusma (Mission ONU au Mali), Eucap Sahel (Mission européenne), EUTM (Mission de formation de l’Union européenne) et le G5 Sahel (groupe de coopération militaire et de développement rassemblant la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad). En revanche, compte tenu d’un passé qui ne passe pas, marqué au fer de la colonisation, le rejet est plus grand à l’endroit de la France. Ce rejet se double de ressentiment car la situation actuelle ne saurait être décorrélée de l’héritage des cadres étatiques et territoriaux ayant été définis durant la colonisation.
Enfin, si ce rejet doit être entendu, il doit également être nuancé. On ne saurait obérer la parole de celles et ceux qui demandent davantage d’implication de la France, les deux discours n’étant pas antagonistes, mais révélant un besoin urgent et impérieux de sécurité.
Qu’est-ce qui explique que les groupes terroristes parviennent à maintenir un pouvoir de déstabilisation dans la région, alors même qu’une opération militaire d’envergure de lutte contre cette menace sécuritaire est en place depuis plusieurs années ?
Pour l’instant les explications tardent à s’imposer. Le rapport de forces est asymétrique. D’un côté, il y a des armées professionnelles entraînées, rompues à l’exercice militaire, disposant d’outillages modernes voire de nouvelles technologies, tandis que de l’autre, et par contrepoint des moyens déployés, l’organisation semble artisanale. Et pourtant ce sont les terroristes qui sont à l’initiative. Ils imposent leur calendrier, contraignant les forces légales à la réaction. Ce qui est d’autant plus déroutant c’est que des professionnels issus de l’armée, du monde universitaire, de la diplomatie, du développement se réunissent, réfléchissent, croisent leurs analyses, leurs expertises sans aboutir à des résultats tangibles. Dans ces conditions, l’échec semble d’autant plus patent.
On observe néanmoins, depuis 2018, une évolution. Le volet militaire a été renforcé par un volet développement, englobant la notion de sécurité humaine. La catégorie « terroristes » recouvre, en effet, différentes réalités et ne doit pas masquer la pluralité des motivations de celles et ceux qui s’y agrègent ou qui y sont agrégés. Si la motivation peut être religieuse, la tentation du djihad peut aussi être opportuniste, voire monétaire. Nous disposons actuellement de témoignages de personnes qui racontent s’être enrôlées pour gagner de l’argent, ce qui signifie qu’une économie s’est développée dans le sillage du terrorisme. De tels cas interrogent les modèles étatiques et de développement qui, aujourd’hui, n’offrent pas de perspectives d’avenir.
Si de prime abord, les experts semblent mis en échec, la recherche et la mutualisation des connaissances sont nécessaires pour apporter des voies de solution. Il y a toutefois une concurrence de temporalités entre l’urgence quotidienne dictée par les terroristes et la nécessité de penser le temps long.
Où en est le cadre de coopération sécuritaire entre les pays de la région ? Et quel est donc de l’avenir de l’opération Barkhane ?
Le cadre de coopération sécuritaire G5 Sahel semble timoré, voire relégué au second plan. Face à l’attaque au Burkina Faso le 6 novembre, la voix de son Secrétaire permanent, Maman Sambo Sidikou, ne sait pas fait entendre ou, à tout le moins, n’est pas entendue. Pourtant, au regard de la volatilité et de la mobilité transterritoriales de la menace, des initiatives comme la création de forces conjointes, ayant compétences à être déployées à 50 kilomètres de part et d’autre des frontières, semblaient novatrices ; et ce quand bien même l’opérationnalisation de ce type de forces suppose des niveaux de coordination longs et complexes à mettre en place. Successivement, depuis septembre 2019, on observe que les pays membres de la CEDEAO pourraient s’impliquer (sommet de Ouagadougou en septembre 2019) et qu’un Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S) a été lancé sur initiative franco-allemande. L’accumulation des projets, des cadres de coopération empêche de voir une stratégie globale se dessiner.
En ce qui concerne l’avenir de l’opération Barkhane, plusieurs voix se font entendre. Comme énoncé précédemment, il y a un rejet, un ras-le-bol qui s’expriment et dans le même temps, il y a des demandes, des sollicitations d’intervention, d’implication de la France. Florence Parly, ministre des armées françaises, aux côtés de Roch Marc Kaboré, président du Burkina Faso, a entériné le déploiement d’un contingent de la force Barkhane sur la frontière nord du Burkina Faso, opération baptisée « Bourgou IV ». Dans une récente tribune accordée au Monde, le général Bruno Clément-Bollée, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères, exprimant sa vive inquiétude, a envisagé un scénario selon lequel les forces françaises pourraient être amenées à partir « sous la pression populaire (…), simplement parce que l’idée même de [la] présence [française] au Sahel sera devenue insupportable ». Il propose de repenser la stratégie et d’« (…) admettre que les seuls acteurs qui détiennent la solution au Sahel ne peuvent être que les pays qui le composent ». Cette analyse s’inscrit clairement dans une logique d’endogénéisation de la sécurité : par et pour les Africains. Elle interroge, subséquemment, le cadre de coopération pertinent de cette opérationnalisation.
On observe, une fois de plus, une concurrence des temporalités. Entre d’une part l’urgence d’arrêter l’hémorragie et d’autre part, la nécessité de s’inscrire dans la longue durée et donc d’apporter collectivement des voies de solutions pérennes. Désormais c’est l’articulation entre ces différentes temporalités, l’évaluation des moyens de la faisabilité, qui vont s’imposer.