ANALYSES

Pourquoi l’élection en Argentine dépasse de loin les frontières du pays

Presse
27 octobre 2019
L’Argentine, troisième économie du continent sud-américain connaît une crise profonde. Avec une pauvreté galopante qui touche 35% de la population, un taux de chômage au-dessus des 10% et une inflation annuelle dépassant les 50, les enjeux nationaux de l’élection présidentielle de ce dimanche 27 octobre sont nombreux.

Mais au-delà des frontières du pays, cette élection s’inscrit dans un contexte explosif en Amérique du Sud fait d’agitation politique et sociale. Le président sortant bolivien Evo Morales revendique une victoire litigieuse contestée par une partie de la population, quand à quelques kilomètres de là le Chili connaît la pire crise depuis la dictature du général Augusto Pinochet. Dans le même temps, Argentins, Uruguayens et Colombiens sont appelés aux urnes.

Autant d’élections, présidentielle ou locale, qui vont redistribuer les cartes politiques et stratégiques d’un continent en effervescence. En Uruguay, la gauche au pouvoir depuis 15 ans est en tête des sondages. Mais au-delà des résultats de la présidentielle de ce petit État, pionnier pour l’abolition de la peine de mort ou le vote des femmes, et du maintien potentiel d’Evo Morales en Bolivie, c’est le vote des Argentins qui pourrait créer un nouvel équilibre en Amérique du Sud.

Le retour de la gauche sud-américaine ?

L’élection présidentielle met aux prises deux modèles antagoniques pour affronter la pire crise économique du pays depuis 17 ans. L’opposant de centre-gauche Alberto Fernandez, qui fait un ticket avec l’ex-présidente Cristina Kirchner qui a gouverné le pays entre 2007 et 2015, est donné favori face au chef de l’État sortant, le libéral Mauricio Macri.

Le duo péroniste l’avait devancé de 17 points lors des primaires d’août (sorte de répétition générale pour la présidentielle), et l’écart s’est depuis encore accru selon les sondages. “Le sortant, Mauricio Macri, favori des élites financières et économiques, locales, régionales et internationales, est sur le départ. Une majorité d’électeurs ne lui pardonne pas son échec sur un terrain qui était a priori le sien, l’économie”, estime le chercheur spécialiste de l’Amérique du Sud Jean-Jacques Kourliandsky dans une tribune publiée sur le site de l’Iris.

Une potentielle défaite qui signerait par conséquent le retour du péronisme de gauche au pouvoir alors que trois candidats dans trois camps différents se revendiquent de ce courant, héritage du mythique président Juan Domingo Peron et de sa femme Evita. Président de l’Argentine à trois reprises (1946-52, 1952-55, 1973-74), il a été pour les uns le créateur d’un populisme néfaste pour le pays et pour les autres -plus nombreux-, le père de tous les acquis sociaux, celui qui a su rendre aux travailleurs leur dignité.

La victoire du tandem Alberto Fernandez – Cristina Kirchner, en retrait pour plusieurs enquêtes concernant des faits de corruption, s’inscrirait ainsi dans “la résurgence et le maintien de gouvernements plutôt affiliés à la vague progressiste des années 2000”, estime le chercheur à l’IRIS Christophe Ventura.
Une période inédite en Amérique du Sud qui avait permis à la gauche de s’imposer dans la quasi-totalité des pays du continent, du Chili, au Pérou, en passant par le Brésil sous l’impulsion notamment de Lula ou Rafael Correa.

Le Venezuela premier bénéficiaire ?

Une alternance qui provoquerait de fait un changement drastique de politique intérieure, la fin du libéralisme décomplexé de Mauricio Macri et l’arrêt de la cure d’austérité imposée au peuple argentin. Mais elle recentrerait également -de par le poids diplomatique et économique de l’Argentine- les alliances géopolitiques du continent sur sa gauche alors que l’Amérique du Sud est, comme vous pouvez le voir ci-dessous, aujourd’hui majoritairement dominée par des gouvernements de droite, libéraux ou ultralibéraux.

Et il est un pays qui regarde sans doute plus attentivement ces élections que les autres: le Venezuela.

“Alberto Fernandez a d’ores et déjà dit qu’il s’inscrivait contre la position de Mauricio Macri sur la question vénézuélienne”, explique Christophe Ventura dans une interview publiée sur le site de l’Iris, en rappelant qu’en cas de victoire le péroniste retirerait “l’Argentine du Groupe de Lima qui réunit tous les pays engagés contre Nicolas Maduro.” Une organisation dont chaque réunion se tient en la présence d’observateurs de l’administration Trump et dont la quasi-totalité de ses membres appelle l’armée à soutenir l’opposant Juan Guaido reconnu par quelques pays comme le président légitime du Venezuela.

Il rejoindrait au contraire le “Mécanisme de Montevideo” soutenu notamment par les gouvernements réputés “progressistes” de l’Uruguay ou du Mexique qui prônent davantage une solution politique à la crise vénézuélienne. “Cela annonce des passerelles géopolitiques possibles assez inédites dans la région entre Buenos Aires et Mexico”, prédit le chercheur spécialiste du continent.

Une vaguelette?
Dans le même temps, le favori à la présidentielle argentine a déjà affiché sa volonté de réformer le Mercosur, au grand dam du président Jair Bolsonaro qui menace de s’en éloigner. Tout en déclarant qu’il reviendrait probablement sur l’accord commercial avec l’Union européenne.

Autant de vastes chamboulements à prévoir sur le continent et en dehors, mais qui ne peuvent être comparés à la vague des progressistes des années 2000. Au sortir des élections de ce dimanche, les gouvernements libéraux seront encore largement majoritaires dans la zone. Tandis que le contexte économique et social explosif aux quatre coins de l’Amérique du Sud met en lumière des sociétés de plus en plus clivées.

Contrairement à leurs triomphes précédents, ces gouvernements progressistes vont devoir composer avec une opposition forte. Outre la Bolivie, où la victoire d’Evo Morales est contestée, en Uruguay, le candidat favori au premier tour n’a pas de partenaire clair pour s’assurer une victoire au second et devra faire face à une opposition coalisée.

“Face à cela, choisiront-ils de modérer leurs ambitions pour trouver des compromis avec leurs oppositions et les acteurs économiques et financiers internationaux ou, au contraire, chercheront-ils à aller plus à gauche en cherchant à s’appuyer sur les secteurs populaires?”, résume ainsi Christophe Ventura à propos de l’enjeu qui découlera de ces différentes élections.

Cette question se posera également en Argentine, mais pas forcément pour les mêmes questions. La victoire annoncée, large selon les sondages et les médias locaux, du tandem péroniste devrait permettre à la gauche de gouverner sans entrave. Mais c’est la situation économique très instable du pays qui pourrait forcer Alberto Fernandez à revoir ses ambitions nationales et internationales à la baisse.

Au programme: pauvreté, chômage, dette et inflation. Autant de problématiques internes profondes sur lesquelles le nouveau gouvernement argentin devra rassurer et réussir avant toute chose. Alberto Fernandez, nouveau leader de la gauche sud-américaine? Seulement s’il arrive à soigner l’Argentine, pourrait-on dire en paraphrasant le Time au sujet de l’élection d’Emmanuel Macron.
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