ANALYSES

Océan de dette ? Gérer la diplomatie de la dette chinoise dans le Pacifique

Tribune
29 octobre 2019
Par Alexandre Dayant, Roland Rajah et Jonathan Pryke, chercheurs au Lowy Institute


Ces deux dernières années, l’influence grandissante de la Chine dans le Pacifique est devenue un sujet dominant pour les responsables politiques australiens ainsi que pour leurs homologues américains. Tous craignent en effet que la région ne tombe sous le joug de Pékin.

Cependant, les avertissements concernant le piège de la « diplomatie de la dette » chinoise – qui consiste à pousser des économies dans une situation d’insolvabilité pour obtenir en échange des concessions géostratégiques – ont été ignorés dans le Pacifique. En effet, le mois dernier, les Îles Salomon et Kiribati ont tous les deux changé leur allégeance et reconnaissance diplomatiques envers Taiwan au profit de la République populaire de Chine. Hu Chunhua, le Vice-Premier ministre chinois, s’est également rendu aux îles Samoa la semaine dernière, pour participer à un important forum sur le développement du partenariat économique entre Pékin et la région du Pacifique.

La Chine s’engage-t-elle réellement dans la diplomatie du piège de la dette – cherchant activement à poser des problèmes d’endettement afin d’obtenir des concessions géopolitiques en retour ? Le débat, aussi bien au niveau mondial que dans le Pacifique, est toujours indécis. Certains affirment que de telles accusations n’ont pas de fondement, tandis que d’autres restent beaucoup plus circonspects.

Dans un nouveau rapport du Lowy Institute, un think-tank australien spécialisé en politique internationale, nous analysons le sujet, en utilisant les données uniques extraites de la Pacific Aid Map.

Et contrairement à la rhétorique actuelle sur le « piège de la dette chinoise », nous affirmons que la Chine n’a pas été le facteur premier contribuant à la montée des risques liés à l’endettement dans le Pacifique. La forte exposition de la région aux catastrophes naturelles a, par exemple, elle aussi contribué à cette situation. La Chine n’est pas non plus le créancier dominant de la région et n’est donc pas capable d’exercer une influence importante sur les économies du Pacifique. Les créanciers traditionnels, notamment les banques de développement multilatérales (Banque Mondiale et Banque Asiatique de Développement, par exemple), continuent de jouer un rôle prépondérant dans la région.

Il est vrai que la Chine est le créancier dominant aux Tonga. Mais cela lui est loin d’être bénéfique : au cours des cinq dernières années, la Chine a dû, par deux fois, accepter de différer les échéances de remboursements prévus, afin d’éviter au royaume de faire défaut.  De plus, notre analyse montre que les conditions des prêts chinois sont bien moins prédatrices que ce qui est stipulé dans la presse. Alors que les crédits accordés par la Chine à l’étranger – comme par exemple en Afrique ou en Amérique latine – sont souvent basés sur les taux du marché, dans le Pacifique, la Chine est beaucoup plus prudente, et par conséquent, généreuse. En effet, la très grande majorité des prêts chinois dans la région sont suffisamment concessionnels (bon marché) pour être qualifiés d’aide au développement.

Dans ces circonstances, la question à se poser est de savoir si la Chine a prêté à des pays étant déjà dans une situation fiscale instable. Nous avons examiné cette question en détail en superposant les emprunts chinois avec l’évaluation de viabilité de la dette établie par le Fonds monétaire international pour les pays emprunteurs, au moment de la signature de chaque emprunt.

Ce que nous avons constaté, c’est que dans 90% des cas, les prêts chinois ont été accordés à des pays ayant la capacité d’absorber plus de dettes. Seulement 10% de prêts chinois ont potentiellement été problématiques. Mais, lorsque l’on compare la Chine aux autres créditeurs de la région, Pékin ne fait pas forcément figure de mauvais élève.

Par conséquent, les éléments ci-dessus suggèrent que la Chine n’est pas engagée dans la diplomatie du piège de la dette dans le Pacifique… Tout du moins, pas encore.

Cependant, c’est l’avenir qui nous préoccupe. En effet, l’ampleur des prêts chinois ainsi que le manque de mécanismes institutionnels pour protéger la viabilité de la dette des pays emprunteurs font de la Chine un prédateur potentiel dans la région.

À l’heure actuelle, la plupart des pays du Pacifique endettés auprès de la Chine ont peu de marge de manœuvre pour s’endetter davantage. En conséquence, si la Chine continue sur ce modus operandi, le pays ne pourra pas rester un acteur majeur dans la région sans pour autant attirer les critiques. Pour éviter cela, Pékin devra restructurer en profondeur son approche, notamment en offrant plus subventions (grants) que de prêts.

Pour les pays du Pacifique, notre analyse permet de tirer une conclusion simple : déterminer si les prêts chinois posent un problème ou non dépend, bien évidemment, de la situation macroéconomique et fiscale de chaque pays.

Pour les pays ayant une dette élevée, comme les îles Samoa, Tonga ou bien le Vanuatu, accepter de nouveaux prêts et prendre une dette additionnelle entraînera des risques importants.

Mais pour les Îles Salomon et Kiribati, il est facile de comprendre pourquoi il n’y a pas particulièrement de raison de s’inquiéter du « piège de la dette chinoise ». La dette de ces pays est relativement faible et plus concessionnelle.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de quoi s’inquiéter. Le danger réel à ce stade n’est pas encore celui de problème de la dette, mais plutôt celui du risque lié aux problèmes de gestion et de gouvernance qui accompagne généralement l’aide chinoise. À l’heure actuelle, c’est ce qui requiert la plus grande attention. Finalement, le problème engendré par la rhétorique actuelle est qu’il crée une distraction dont la région n’a pas besoin.
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