20.11.2024
Libra de Facebook : l’étalon-or façon subprime ?
Interview
23 octobre 2019
L’arrivée de Libra, cryptomonnaie liée à Facebook, soulève à la fois l’enjeu de la multiplication des cryptomonnaies, mais aussi le poids qu’ont les GAFA dans l’environnement géoéconomique mondial. Qu’en est-il vraiment de cette nouvelle cryptomonnaie et quel sera son impact ? Le point de vue de Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.
Qu’est-ce qui différencie la Libra des autres cryptomonnaies ? Peut-elle mener à une transformation des cryptomonnaies ?
Le projet Libra se différencie d’abord des principales cryptomonnaies de type bitcoin en ce qu’il ne repose pas vraiment sur la technologie blockchain au sens strict. Le fonctionnement prévu est beaucoup moins décentralisé, puisque les transactions en Libras seront transmises à un groupe limité de nœuds autorisés, liés à la Fondation Libra. La différence de technologie est donc importante, et certains acteurs du domaine pointilleux en matière sémantique refusent même au projet tel qu’il a été présenté le nom de cryptomonnaie.
Sur le papier, cette différence d’architecture pourrait néanmoins permettre à ce système d’éviter certains écueils de la blockchain pure, notamment sa relative lenteur d’exécution et, dans de nombreux cas, le gâchis considérable de ressources informatiques. Malgré un certain nombre de failles qui remettent en cause l’ensemble du projet, le projet Libra s’inscrit effectivement dans un mouvement bien plus large de réflexion sur le périmètre des cryptomonnaies et leur utilité une fois dépassée l’euphorie du bitcoin.
Ainsi, l’autre différence de fond réside dans l’aspiration de Libra à faire office de « stablecoin », c’est-à-dire à éviter les variations incontrôlées de cours, qui sont presque la marque de fabrique du bitcoin. Dans un contexte d’euphorie planétaire, où le bitcoin est devenu un support « d’investissement », le phénomène de bulle est assez structurel, la création de bitcoins étant limitée dans son fonctionnement actuel et plafonnée à un montant total futur qui a été fixé dès l’origine. À l’opposé, la création et la destruction de Libra doivent être liées à la demande des utilisateurs. Surtout, Libra doit être adossée à un panier de devises de réserve (50% dollar, 18% euro, 14% yen, 11% sterling, 7% dollar singapourien). La stabilité relative du cours en termes réels représente un enjeu de fonds pour les cryptomonnaies naturellement. Ainsi, chaque Libra est censée représenter une unité de compte de ce panier de devises de façon stable. La création de Libra devra se traduire par l’achat par la Fondation d’actifs réputés « sûrs » de type obligations d’Etat dans ces devises, et dans les mêmes proportions, pour assurer, en principe, la convertibilité de la cryptomonnaie.
Ce projet de Facebook peut-il être mené à bien ?
Derrière l’apparence de stabilité liée au recours à un panier de devises apparaît une des premières failles majeures, en ce que le prix de ces obligations achetées par la fondation lorsqu’elle crée des Libras peut chuter de façon tout à fait substantielle (et de concert) en cas de hausses, à un moment donné, des taux d’emprunt de ces États. Et immédiatement apparaît la seconde faille majeure, qui a provoqué la fuite de la plupart des entreprises partenaires du projet, à savoir la qualification de la Libra au regard de la réglementation financière. S’agit-il d’un produit financier, d’un fonds d’investissement, d’une banque ? Dans tous les cas, les concepteurs et les commerciaux derrière ce projet avaient sous-estimé la dimension légale et la défiance de l’État américain, parmi d’autres, qui n’a eu aucune difficulté à accélérer le désengagement des grands acteurs du monde du paiement en pointant les failles du projet en termes réglementaires. Là où les cryptomonnaies parviennent pour l’instant à bousculer la logique de la réglementation du fait de leur fonctionnement parallèle, la conception de la Libra, directement adossée à des valeurs monétaires, à des fins commerciales, renvoie à un cadre juridique plus établi, et labyrinthique.
Le projet Libra étant affilié à Facebook, est-il possible que l’on se dirige vers un monopole des cryptomonnaies possédées par des GAFA ? Quel impact cela aurait-il ?
Le projet Libra est directement lié à la stratégie de développement commercial de Facebook, qui souffre d’une dépendance très marquée aux revenus des publicités ciblées. Il s’agit d’intégrer ce système au cœur des plateformes du groupe, qu’il s’agisse de Facebook, WhatsApp ou Messenger. Cependant, si l’annonce du projet a marqué les esprits, il semble qu’un certain nombre de responsables au sein du groupe Facebook n’y voient pas en réalité une grande priorité collective. Par ailleurs, les avantages annoncés pour les utilisateurs en termes d’abaissement des coûts de transferts internationaux, de fluidité ou d’utilisation par les populations non bancarisées ne sont pas forcément très spécifiques. Les divers protocoles de paiement traditionnels, de type plus centralisé, sont également conduits à évoluer technologiquement pour assurer une plus grande fluidité à un moindre coût. En ce qui concerne les populations qui n’ont pas aujourd’hui accès aux services bancaires, on voit plutôt les compagnies de télécom des pays concernés offrir des solutions très souples, qui ne nécessitent que la détention d’un téléphone cellulaire basique. Au final, la montagne réglementaire à laquelle s’attaque Facebook en proposant une telle architecture pourrait indiquer que les GAFA, qui ont tout de même aujourd’hui des relations compliquées avec l’appareil d’État américain, n’ont pas forcément toutes les cartes en main pour proposer une révolution monétaire… S’y ajoute évidemment la question du respect de la vie privée. Et si un véritable anonymat est garanti, s’immisce symétriquement la crainte d’une utilisation à des fins de blanchiment et de trafics.
Quels sont les enjeux géopolitiques et géoéconomiques que les cryptomonnaies créent à l’échelle mondiale ? Leur multiplication n’est-elle pas problématique ?
Si un projet comme Libra parvenait à prendre de l’ampleur, à une échelle macroéconomique dans certains pays, il s’agirait d’un bouleversement monétaire de premier plan et d’un facteur important de crise économique. Le désastre de la dollarisation dans de nombreuses économies émergentes au cours des cinq dernières décennies ou la crise de l’euro dans un autre genre ont montré l’importance de l’adéquation entre l’outil monétaire et la question de la compétitivité du tissu productif local.
La légitimité de projets consistant à se substituer à l’usage des devises nationales sans souci de cohérence économique est tout à fait contestable. La logique qui vise à imposer un étalon, ne serait-ce que sous la forme relative d’un panier de devises comme Libra est surtout néfaste, en ce qu’elle peut aggraver indéfiniment les déséquilibres économiques. Les cryptomonnaies « classiques » ajoutent à cette question celle aussi évidente que problématique de l’instabilité spectaculaire des cours. Cependant, dans un style certes très différent des cryptomonnaies initiales, la stabilité annoncée au sujet de Libra n’est pas non plus garantie à terme, en réalité, du fait de son architecture financière contestable.
En ce qui concerne la blockchain au sens large, on commence par ailleurs à s’interroger sur la question de sa sécurité, dans la perspective du développement de l’informatique quantique, et du coût général des cryptomonnaies, dès aujourd’hui, notamment sur le plan environnemental au vu de leur excessive mobilisation de ressources informatiques.
Dans l’ensemble, les cryptomonnaies présentent un intérêt certain, mais loin d’être aussi général que l’engouement quelque peu irrationnel des dernières années aurait pu le faire penser. Il est temps de réévaluer ces concepts d’un point de vue aussi bien technique qu’économique et politique, dans le cadre plus large d’une réflexion sur les outils d’une réforme monétaire et bancaire. Dans le cas de Libra en particulier, on peut regretter une certaine confusion. En évoquant avec une certaine grandiloquence une cryptomonnaie reposant à 100% sur les « réserves » monétaires, une confusion s’installe avec des projets de réforme monétaire de nature parfaitement distincte, comme ceux inspirés du « Chicago plan », qui visent à sortir de la vulnérabilité causée par la délégation d’une large partie de la création monétaire aux bureaucraties bancaires, et qui n’ont été que trop peu débattus dans le sillage de la crise financière mondiale.