ANALYSES

Offensive turque en Syrie : quelles marges de manoeuvre pour la communauté internationale ?

Presse
10 octobre 2019
Interview de Didier Billion - L'Express
Que peut-on attendre de la réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU ?

Assez peu de choses selon moi, très probablement une résolution. Il faudra voir si les membres permanents du Conseil de sécurité la votent tous, ou si la Chine et la Russie s’abstiennent. Mais elle sera probablement adoptée, car il paraît peu vraisemblable que Moscou ou Pékin apposent leur veto. Le Conseil de sécurité a raison de réaffirmer son rôle : cette intervention militaire se fait sans mandat de l’ONU, et au mépris du droit international. Mais le problème est que les Nations unies n’ont pas les moyens de stopper réellement sur le terrain les opérations en cours.

On peut cependant souligner que la question de l’offensive turque en Syrie est rapidement abordée à l’ONU, un peu plus de 24 heures après le début des opérations militaires. Cela démontre que la Turquie est véritablement isolée sur la scène internationale, et c’est un aspect important.

À court terme, cela n’arrêtera pas l’opération militaire, mais Recep Tayyip Erdogan se rend compte que parmi ses alliés, personne ne le soutient véritablement. Et il sera obligé d’en tenir compte : l’isolement politique de la Turquie n’est pas une perspective souhaitable. À plus long terme, des sanctions économiques pourraient être prises contre la Turquie dans le cadre de l’ONU, mais nous n’en sommes pas là, cela prend du temps.

La France et d’autres pays d’Europe ont « fermement condamné » cette offensive turque, quelles sont les marges de manoeuvre de l’Union européenne ?

L’Union Européenne a évoqué la possibilité de faire pression sur l’accord migratoire passé avec la Turquie en 2016, en bloquant le versement d’une partie des fonds alloués au pays. Mais cela ne suffira pas à faire changer d’avis Ankara, parce que les enjeux politiques de cette offensive sont trop importants pour la Turquie. Recep Tayyip Erdogan menaçait d’une telle intervention depuis plusieurs mois, aujourd’hui il y est. Il y a une dimension de politique intérieure qui touche à la question kurde, sujet éminemment sensible en Turquie.

Erdogan doit pouvoir prouver à son opinion publique qu’il n’a pas engagé les forces turques pour rien. Je pense que la prise des deux villes que sont Tal Abyad et de Ras al-Aïn pourrait symboliquement lui permettre de sauver la face, et en même temps de calmer les tensions vis-à-vis de la communauté internationale. Cela permettrait de limiter la casse. Mais s’il décide d’aller plus loin, alors le conflit s’étendra dans la durée avec des conséquences plus dommageables. Cela ne me semble néanmoins pas être l’hypothèse la plus probable.

Pour l’instant le président turc est dans le feu de l’action, donc je ne pense pas que les menaces de l’Union Européenne le feront reculer. Mais sur le plus long terme, l’isolement de la Turquie et de potentielles sanctions de l’ONU seront des choses qu’il devra nécessairement prendre en compte.

Concernant l’accord migratoire conclu entre l’Union Européenne et la Turquie, Recep Tayyip Erdogan a justement menacé ce jeudi d' »ouvrir les portes » de l’Europe aux 3,6 millions de réfugiés syriens que son pays accueille sur son sol. Cette menace peut-elle paralyser une réponse européenne ?

Elle les fait en tout cas réfléchir, parce que ce n’est pas la première fois qu’il profère de telles menaces. D’autant que cette fois, c’est dans un contexte de tensions extrêmes. Donc les Européens sont fondés à y croire.

Recep Tayyip Erdogan serait parfaitement capable de laisser partir quelques milliers de réfugiés. Cela aura le don d’effrayer les pays européens, au vu de la crispation qu’on observe en Europe sur les questions migratoires. Erdogan a compris que c’est un vrai moyen de pression sur les Européens.

Si de véritables mesures de rétorsion économique étaient prises contre la Turquie, alors il pourrait réagir de cette manière. Il ne faut pas le prendre à la légère. On sait qu’il est un dirigeant impulsif, capable de prendre ce type de décision.

L’OTAN, dont fait partie la Turquie, a appelé le pays à la « retenue » dans son opération en Syrie. Au-delà des mots, l’organisation a-t-elle d’autres leviers d’action ?

Les pays membre de l’OTAN sont un peu piégés. C’est-à-dire que les Kurdes ont été des partenaires tout à fait efficaces dans la lutte contre Daech, mais sont aujourd’hui attaqués par un pays des membres de l’organisation. Or les marges de manoeuvre sont assez limitées, parce que les membres de l’OTAN considèrent qu’en dépit de ses décisions erronées, la Turquie reste un pays essentiel pour la structure de l’organisation.

C’est le seul pays musulman à en faire partie, et qui est par ailleurs relativement stable dans la région. Donc l’OTAN ne voudra pas se séparer de la Turquie alors qu’elle peut lui être très utile. De même, la Turquie n’a aucune envie de sortir de l’OTAN, qui constitue pour elle une assurance de sécurité. En dépit des bisbilles entre alliés, personne ne franchira la ligne rouge qui consisterait à prendre des mesures contre la Turquie, à moins d’un enlisement du conflit peu vraisemblable. Ce qui est clair en revanche, c’est que la Turquie ne pourra compter sur aucun soutien militaire de l’OTAN.

Pour finir, quelles peuvent être les conséquences de cette nouvelle déstabilisation dans la région ?

Quoi qu’en pense le président américain Donald Trump, Daech n’a pas été éradiqué. Il garde ses fameuses cellules dormantes, et certaines de ses structures de commandement ont en partie été maintenues. On le voit bien en Irak, où il y a une recrudescence des actes terroristes.

C’est là que se trouve le principal risque, selon moi. Il est évident que rajouter du chaos au chaos, dans une zone qui est déjà très déstabilisée, c’est un appel d’air pour la réactivation des cellules dormantes de Daech. C’est un risque réel, qu’on ne peut pas nier. Jusqu’alors la région était tenue par les YPG, les Unités de protection du peuple, conjointement avec les Forces démocratiques syriennes. Si elles sont repoussées vers le sud, il y aura un appel d’air pour les djihadistes.

Il y a aussi la question des djihadistes enfermés dans les prisons kurdes, qui pourraient profiter de la situation pour s’enfuir. Alors que les forces kurdes seront occupées à se battre contre l’armée turque, une partie des djihadistes pourrait rejoindre les structures dormantes de Daech, les pays voisins, ou l’Europe. C’est un autre risque majeur.
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