20.11.2024
La Turquie, allié capricieux, ennemi impossible
Presse
1 octobre 2019
Pour saisir les dynamiques de la diplomatie turque, il faut tout d’abord prendre en compte l’une de ses constantes, souvent résumée par la formule « syndrome de Sèvres », du nom du traité signé le 10 août 1920 sous la pression des vainqueurs du premier conflit mondial et qui démantelait l’Empire ottoman. Sous cette expression se cachent l’ensemble des angoisses existentielles nationales. Et, de fait, on compte parmi les ressorts structurants de la politique extérieure turque un nationalisme ombrageux. Sur le plan régional, la diplomatie d’Ankara reste dominée par la question kurde et par l’obsession d’empêcher toute cristallisation sous forme d’État ou d’entité autonome, ce à quoi aspirent nombre de nationalistes kurdes par-delà leur diversité.
« Zéro problème avec les voisins »
Au début des années 2000, une tentative de dépassement de ces paradigmes a été impulsée par M. Ahmet Davutoğlu, futur ministre des affaires étrangères et connu pour sa doctrine du « zéro problème avec les voisins » (1). Si cette initiative pouvait prêter à sourire, connaissant les relations houleuses que la Turquie avait toujours entretenues avec son étranger proche, elle marquait pourtant la volonté de rompre avec un autre principe fondateur de la politique extérieure d’Ankara durant plusieurs décennies : « Le Turc n’a d’ami que le Turc. » Rapidement, toutefois, l’environnement géopolitique perturbé du pays, en particulier les soubresauts de la guerre civile syrienne, rendit caducs ces efforts, et les fondamentaux reprirent le dessus.
Étroitement liée depuis la fin de la seconde guerre mondiale aux puissances occidentales, la Turquie n’a pas toujours été un allié facile. Avec les États-Unis, des divergences se sont fait jour à plusieurs reprises. Ainsi, à la suite de l’invasion du nord de Chypre par l’armée turque en juillet 1974, les Américains ont décidé un embargo sur les livraisons d’armes qui a duré plusieurs mois. De même, en 2003, les relations bilatérales ont connu de graves turbulences après le refus du Parlement turc d’accéder à la demande formulée par M. George W. Bush de laisser transiter par la Turquie quelque 62 000 GI prêts à aller attaquer l’Irak de Saddam Hussein.
Cependant, l’effort de la Turquie pour repenser ses rapports avec le monde extérieur, constant depuis les années 1960, ne s’est jamais accompagné d’un renoncement à ses alliances traditionnelles. Trois événements récents le prouvent : l’accord qu’elle a donné à l’installation sur son sol du radar de préalerte du bouclier antimissile de l’OTAN, acté au sommet de Lisbonne de novembre 2010 et confirmé en septembre 2011 ; le déploiement par l’OTAN, sur requête turque, de missiles Patriot (de fabrication américaine) à la frontière turco-syrienne en janvier 2013 ; la réunion de l’OTAN au niveau des ambassadeurs réclamée par Ankara — et immédiatement convoquée par l’organisation transatlantique — quelques minutes après que sa chasse aérienne eut abattu un aéronef russe, le 24 novembre 2015.
Bien que l’instrumentalisation nationaliste des désaccords avec les États-Unis avive parfois les tensions, la Turquie n’entend donc pas brûler les ponts, mais, consciente de son potentiel, faire valoir ses intérêts avec force. Il faut rappeler qu’elle dispose de la deuxième armée de l’OTAN par le nombre de soldats, qu’elle met à la disposition de ses alliés sa base d’ֹIncirlik, où sont entreposées des armes nucléaires, qu’elle contrôle encore les détroits et qu’elle est le seul État de culture musulmane membre de l’Alliance atlantique. En un mot, elle est toujours un hub eurasiatique incontournable pour la politique régionale américaine.
Du point de vue des Occidentaux, le rôle de pivot que joue Ankara de facto doit absolument être préservé. La confiance mutuelle a indéniablement été écornée par la décision turque d’acquérir le système S-400, mais la convergence d’intérêts reste forte. Pour cette raison, la Turquie demeurera dans l’OTAN, même s’il arrive qu’elle s’y comporte en trublion, à l’image du général de Gaulle en son temps.
Il est vrai que les S-400 sont incompatibles avec les normes de l’organisation atlantique, dans la mesure où ces armes pourraient, selon Washington, être mises en réseau avec les systèmes d’armement occidentaux que possède la Turquie et les rendre vulnérables. Pour autant, la Turquie a parfaitement conscience qu’aucun pays ni groupe de pays n’est à même de lui fournir des garanties de sécurité équivalentes à celles de l’OTAN. Les nombreux contrats d’armement en projet ou en négociation avec des puissances occidentales témoignent, d’une part, de la diversification des axes de sa diplomatie et, d’autre part, de sa résolution à renforcer ses propres capacités de défense. De fait, les unités de missiles Patriot restées actives sur la base d’ֹIncirlik ne suffisent pas à couvrir la totalité de ses frontières orientale et méridionale.
Tensions récurrentes avec la Russie
Monsieur Donald Trump lui-même a minimisé la responsabilité des Turcs dans l’achat des S-400. Selon lui, la faute incomberait à M. Barack Obama, qu’il accuse d’avoir empêché Ankara d’acquérir des Patriot. Cela ne l’a pas empêché, dès la livraison des premiers éléments de S-400, de prendre des mesures de rétorsion en excluant la Turquie du programme d’avions de combat F-35 : éviction de la chaîne de fabrication, expulsion des pilotes turcs en cours d’entraînement, interdiction pour le pays d’acheter des appareils. À rebours de cette position, M. Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a prononcé un plaidoyer en faveur d’Ankara en ouverture de l’Aspen Security Forum, organisé dans le Colorado, le 17 juillet 2019 : « Le rôle de la Turquie dans l’OTAN va bien au-delà des F-35 ou des S-400 (2). »
Qu’en est-il, maintenant, des relations entre Ankara et Moscou ? Si elles paraissent aujourd’hui suivre un cours harmonieux, les événements des dernières années ont montré qu’elles se tiennent en permanence sur une ligne de crête. En effet, entre la Russie et la Turquie, ni l’alliance stratégique ni la rupture totale ne sont réellement possibles.
La crainte que l’on entend parfois exprimer d’une alliance russo-turque qui se dresserait face à l’Occident repose sur une perception erronée de la place et des objectifs des deux pays sur la scène internationale. Certes, bien des aspects semblent les rapprocher : le fait qu’on les classe régulièrement dans le groupe des émergents, la tendance à un exercice autoritaire et personnalisé du pouvoir, des relations heurtées avec l’Union européenne et les États-Unis, un rapport nostalgique à un passé glorieux, enfin une volonté d’affirmation sur le plan international. Cependant, ce sont deux acteurs relevant de catégories fondamentalement différentes.
Alors que la Russie est en train de regagner sa place sur la scène mondiale, la Turquie, elle, ne l’a jamais véritablement trouvée et continue de la chercher. Cette asymétrie persistante débouche sur des tensions récurrentes entre les deux nations, que leurs intérêts politiques et économiques communs ne parviennent pas à oblitérer. Le retour de la Russie parmi les grandes puissances s’est même effectué, ces dernières années, aux dépens des ambitions de la Turquie de se poser en leader régional. À travers notamment son implication dans la crise syrienne, Moscou entretient des relations avec tous les acteurs de la zone et joue finalement le rôle central qu’Ankara s’était assigné sous l’influence de M. Davutoğlu. Par ailleurs, l’impulsivité de M. Recep Tayyip Erdoğan et son incapacité à définir une perspective claire expliquent, entre autres raisons, que la Turquie n’apparaisse pas en position de force dans les négociations sur le dossier syrien, alors même qu’aucune solution au conflit n’est envisageable sans elle.
Plus généralement, le concept même d’alliance ou de partenariat, qui induirait un certain nombre de devoirs et de contraintes politiques réciproques, ne permet pas de saisir la nature essentiellement pragmatique de la relation russo-turque. Il ne faut pas confondre la coopération idéologique, politique et économique rendue nécessaire par le contexte géopolitique avec un rapprochement stratégique dans une logique de bloc, ni oublier la constante réévaluation de ses intérêts par chaque pays. Ce qui est certain, c’est que la Turquie n’appréhende pas la Russie comme un ennemi ou une menace, contrairement à ses alliés occidentaux.
Pas d’alliance stratégique, donc, mais l’intérêt mutuel des deux acteurs à coopérer rend tout aussi improbable le scénario d’une rupture totale. Bien que des tensions, voire des confrontations directes, restent envisageables, la Turquie demeure un partenaire indispensable pour M. Vladimir Poutine s’il veut atteindre ses objectifs en Syrie et concrétiser ses ambitions internationales. Le Kremlin semble en avoir pris acte, laissant à Ankara une certaine marge de manœuvre dans le Nord-Est syrien face aux Kurdes, organisés au sein du Parti de l’union démocratique (PYD), ou encore dans la région d’Idlib, où la Turquie conserve de l’influence auprès des groupes rebelles. Pour sa part, M. Erdoğan voit dans la coopération avec la Russie un moyen de garder la main sur la question kurde, qu’il juge existentielle pour son pays. Si des retournements tactiques ne sont pas à exclure, il est clair aux yeux d’Ankara que la politique de Moscou dans la région est beaucoup moins déstabilisatrice pour ses intérêts que celle de Washington.
À court terme, la relation russo-turque sera en bonne partie déterminée par le tour que prendra le conflit syrien et les négociations en vue de sa résolution. Elle devra également se lire à travers le prisme des rapports de chacun des deux pays avec l’Union européenne et les États-Unis.
En définitive, les évolutions de la politique extérieure de la Turquie découlent aussi bien de sa longue quête d’identité, perceptible depuis maintenant cinq décennies, que de sa volonté plus récente de tenir compte des nouveaux paradigmes structurant les relations internationales. Désormais, les valeurs que les pays occidentaux considèrent encore — plus ou moins confusément — comme universelles ne parviennent plus à s’imposer, ni militairement, ni politiquement, ni culturellement. Par-delà leur diversité, les puissances dites émergentes s’affirment sur la scène mondiale et bousculent les équilibres anciens. La Turquie est un exemple de ce bouleversement du monde, et le président Erdoğan exprime régulièrement son refus d’un ordre international régi par les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies. « Je persiste à le répéter : le Conseil de sécurité de l’ONU doit être réformé pour mieux représenter le monde d’aujourd’hui. C’est ce que je veux dire quand j’explique que le monde est plus grand que cinq (3) », a-t-il ainsi déclaré lors de la session de clôture de la 62e Assemblée parlementaire de l’OTAN, le 21 novembre 2016, à Istanbul.
Les alliés traditionnels de la Turquie doivent donc apprendre à distinguer ce qui relève de la posture conjoncturelle — souvent motivée par des raisons de politique intérieure — de ce qui pourrait, hypothétiquement, devenir structurant dans les années à venir.
(1) Cette doctrine est explicitée dans son ouvrage Stratejik Derinlik (« Profondeur stratégique »), publié en 2001 en Turquie, non traduit en français ni en anglais.
(2) Jens Stoltenberg, « L’OTAN : un atout pour l’Europe, un atout pour l’Amérique », 17 juillet 2019.