ANALYSES

BlackRock ou la tentation du pouvoir absolu des fonds d’investissements

Tribune
26 septembre 2019


Mercredi dernier, Arte diffusait un reportage sur BlackRock, probablement le plus grand fonds d’investissement du monde. Comme d’habitude dans ce type d’émission grand public, l’enquête y était à charge et visait à démontrer par A+B le danger que représentait ce type d’institutions, conduisant à énoncer quelques contrevérités qui, in fine, desservent le fond de cette enquête globalement intéressant et très utile. Il est par exemple faux d’expliquer que ce type d’institutions spéculent puisque c’est bien l’inverse dont il s’agit en réalité. Les fonds d’investissement comme BlackRock placent l’argent des retraités américains, initialement investi par ces derniers dans des fonds de pension. Ils recherchent donc des placements assurant des rendements dans la durée et à moindre risque, tout l’inverse de la spéculation… Là n’est donc pas vraiment le problème, car problèmes il y a.

BlackRock est une société de gestion d’actifs ce qui signifie qu’elle place l’épargne d’un certain nombre d’agents économiques, fonds de pension bien sûr, mais aussi particuliers, banques ou États. Créée en 1988 et basée à New York, elle est considérée comme le plus grand fonds d’investissement au monde. Elle gérerait en effet presque 7000 milliards de dollars d’actifs, soit l’équivalent de deux fois et demi le PIB de la France, ce qui le positionnerait dans l’absolu comme la 3e puissance économique au monde, derrière la Chine, mais devant le Japon dont le PIB atteint 5000 milliards de dollars en 2018 (source FMI). 60 % de ses investissements sont réalisés aux États-Unis, 30 % en Europe et le reste en Asie. Le fonds serait actionnaire d’une entreprise sur cinq aux États-Unis, mais aussi d’une vingtaine de sociétés cotées au CAC40 au sein desquelles il détient moins de 10 % du capital. C’est d’ailleurs la base de la stratégie de ce fonds que de multiplier et diversifier les investissements pour limiter les risques en restant un actionnaire minoritaire, mais non négligeable afin d’avoir un droit de regard sur les stratégies (BlackRock siège dans près de 4000 conseils d’administration aux États-Unis) et a donc un accès aux informations stratégiques.

C’est bien cette stratégie de gestion à la fois prudente et très rentable qui a été plébiscitée au moment de la crise de 2008 et qui a conduit à l’essor de ces fonds qui restent pourtant relativement méconnus. Pour n’en citer que quelques-uns, The Vanguard Group, fondé en 1975, a plus de 5000 milliards de dollars d’investissements partout dans le monde. C’est 2000 milliards pour Capital Research Global Investor, un autre fonds américain et 1130 milliards pour T. Rowe Price International. Dans un contexte de liquidités très abondantes et de taux bas, les placements de ces fonds se sont en effet révélés incontournables. En soi, rien à redire : pour qu’une économie fonctionne, que des entreprises embauchent et innovent, il faut de l’argent et les investissements de ces fonds sont les bienvenus et généralement plutôt bien accueillis par les entreprises concernées. Pour autant, le décalage entre la taille atteinte par ces institutions et le contrôle que les régulateurs exercent sur ces derniers apparaît assez inquiétant et ce, d’autant plus que ces fonds, présents au capital de nombre d’entreprises aux États-Unis et en Europe pourraient bien influencer la stratégie de ces mêmes entreprises. Lorsqu’on y regarde de plus près en effet, on constate que les entreprises dans lesquelles ont investi ces fonds affichent des marges opérationnelles, des taux de rentabilité économique ou financière en moyenne plus élevée que les autres entreprises, leur cours en bourse semblant réaliser de meilleures performances, etc. On pourrait interpréter cela comme la preuve que ces investissements sont profitables aux entreprises et c’est peut-être le cas. Sauf que lorsqu’une entreprise rachète au prix d’une dépense de plusieurs milliards de dollars ses propres actions pour préserver le cours de ces dernières et sa rentabilité, on peut se questionner sur la pertinence d’une telle démarche. C’est en effet souvent le constat que l’on peut faire dans le cas d’entreprises au capital desquelles les fonds sont présents.

N’aurait-il pas mieux valu investir cet argent dans de le domaine de la recherche et du développement, la modernisation de sites d’activités ou l’embauche de nouveaux salariés ? Par ailleurs, l’omniprésence de ces fonds interroge aussi sur l’emploi qu’ils peuvent ou pourraient faire des informations auxquelles ils ont accès (BlackRock est très fier et tire d’ailleurs d’importants profits de son système d’information Aladdin, géré par des algorithmes et de l’intelligence artificielle). Investissant dans des entreprises qui sont parfois concurrentes, quelle est la porosité des informations échangées ? Investissant aussi dans de nombreuses entreprises d’armements (quasiment toutes sont concernées aux États-Unis, un certain nombre en Europe) et au-delà de choix plus financiers que stratégiques qu’ils imposent aux entreprises, peut-on craindre que les entreprises renoncent à certains investissements au prix d’une réduction de la souveraineté des États ? Enfin, dans un contexte où l’administration américaine instrumentalise tout dollar investi à des fins politiques via l’extraterritorialité de certaines de ses lois, ne peut-on craindre un affaiblissement supplémentaire des États et des entreprises européennes face à la velléité d’hégémonie américaine ?

Ce sont des questions qu’il est urgent de se poser au niveau européen alors que la nouvelle Commission va entamer son travail, mais aussi au niveau national à l’heure d’une réforme des retraites qui pourrait renforcer les mécanismes par capitalisation.

 
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