19.12.2024
France : une nouvelle stratégie spatiale de défense pour quoi faire ?
Interview
29 juillet 2019
Florence Parly vient de dévoiler la nouvelle stratégie spatiale française de défense. La France va ainsi investir 700 millions d’euros supplémentaires (3.6 milliards étaient déjà prévus pour le spatial de défense dans la loi de programmation militaire 2019-2025) dans le spatial militaire d’ici à 2025, avec l’objectif de renforcer les moyens de surveillance et de doter le pays de capacités d’auto-défense dans l’espace. Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS, en analyse les enjeux.
La France vient de publier une stratégie spatiale de défense. Quels en sont les objectifs ? Se dirige-t-on vers une guerre de l’espace ?
C’est seulement la deuxième fois que la France publie un document de stratégie dans un domaine spécifique de la défense. La première fois, cela concernait la cyberdéfense avec la revue stratégique de cyberdéfense de 2018, réalisée à la demande du Premier ministre. La réponse était alors interministérielle, car la cyberguerre ne concerne pas uniquement le domaine militaire, mais également les infrastructures critiques mises en œuvre par des opérateurs civils.
Toujours est-il que ces stratégies relatives à un domaine particulier de la défense témoignent de l’existence de nouveaux espaces de conflictualité : le cyberespace d’une part et l’espace extra-atmosphérique d’autre part. Ce sont ce que l’on appelle des espaces communs : personne ne peut se les approprier. Aujourd’hui, l’espace est un lieu que chacun peut utiliser de manière pacifique. Sur le plan militaire, seules des armes de destruction massives ne peuvent être déployées dans l’espace. Jusqu’alors, il y avait une sorte de gentleman agreement entre États qui faisaient que l’on pouvait y déployer des satellites d’observation militaire, qui servaient avant tout à faire de la transparence sur les activités militaires ou pour recueillir de l’information en appui d’opérations militaires, à faire de la géolocalisation dont l’usage est avant tout civil, mais qui peut avoir aussi un usage militaire avec le guidage des missiles, et utiliser les satellites de communication comme relais de communication ou de transferts de données.
Or, on a constaté ces dernières années le développement de stratégies offensives ou tout au moins tendant à dénier à d’autres États l’utilisation de ces espaces communs. Il y a de plus en plus de satellites-espions qui viennent espionner les autres satellites ou brouiller leurs communications et leurs senseurs, de cyber-attaques sur les segments sol des moyens satellitaires. Les Chinois n’ont notamment pas hésité à tester des missiles anti-satellites lancés depuis la terre. Enfin, les débris spatiaux se multiplient risquant d’endommager par collision des satellites : cela peut être involontaire, mais cela peut aussi être parfois volontaire. De ce fait, il était nécessaire de développer une stratégie globale pour l’espace.
La stratégie spatiale de la France est-elle offensive ?
Non. Elle vise clairement à protéger nos moyens satellitaires, mais cela ne dispense pas d’une capacité d’action. Celle-ci se fera selon trois modes :
– « face à un acte inamical dans l’espace, la France se réserve le droit de prendre des mesures de rétorsion » ;
– en réponse à un fait illicite commis à son égard, elle peut prendre des contre-mesures dans l’unique objectif de mettre un terme à celui-ci, conformément à ses obligations en droit international ; ces contre-mesures seront strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi ;
– en cas d’agression armée dans l’espace, la France peut faire usage de son droit à la légitime défense. »
On reste donc dans le cadre le plus strict du droit international. On ne mènera pas de guerre d’agression dans l’espace, mais on ripostera si nécessaire.
La France doit développer des capacités nouvelles. Il faut tout d’abord disposer d’une cartographie de notre ciel afin de protéger nos satellites, l’espace commençant à ressembler à une autoroute un jour de départ en vacances… Ces moyens d’observation de l’espace extra-atmosphérique, ce sera tout à la fois notre radar anti-collision et cela nous permettra de détecter ceux qui dans l’espace cherchent à nuire aux autres : les puissances qui déclencheront des actes hostiles chercheront à les réaliser de la manière la plus furtive possible. Il nous faut donc pouvoir identifier nos agresseurs potentiels.
La France doit aussi pouvoir remplacer ou trouver des moyens de substitution des satellitaires qui seraient défaillants après une agression. Par les satellites de télécommunication ou d’observation militaire transitent aujourd’hui des communications, des images, des vidéos, des données en grand nombre, ainsi que le guidage des drones : ces moyens sont devenus indispensables à la conduite d’opérations militaires.
La stratégie spatiale, c’est aussi une stratégie industrielle, les mots d’ordre étant réactivité, limitation des coûts et petite taille. Ceux-ci doivent s’appliquer aux satellites comme aux lanceurs. Il nous faut développer des satellites de petite taille pouvant être mis sur orbite rapidement avec des lanceurs plus petits qu’Ariane 6. La France a les moyens technologiques pour développer ces nouveaux moyens, mais il faut faire vite pour rattraper les leaders du marché. Ces moyens spatiaux sont souvent duaux : civil et militaire. Celui qui perd la compétition dans le domaine civil peut la perdre aussi dans le domaine militaire. La France devra également convaincre ses partenaires européens que le domaine des lanceurs est stratégique. L’autonomie européenne doit se développer sous peine de perdre à la fois la guerre commerciale, mais également la guerre tout court en cas de conflit.
Ainsi, la création du commandement de l’air et de l’espace matérialise le fait qu’il existe bien aujourd’hui une quatrième dimension dans la conflictualité, l’espace, qu’il faut accoler à celui de la troisième dimension, l’espace atmosphérique qui était le domaine de l’armée de l’air : il y aura donc une armée de l’air et de l’espace.
En ces temps de construction de la défense européenne, d’appel à une armée européenne, pourquoi n’a-t-on pas développé une stratégie spatiale européenne ?
C’est le point sur lequel le document français semble marquer une hésitation. La stratégie spatiale de défense est nationale. Mais elle appelle dans le même temps à une coopération avec tous ses alliés, notamment avec l’Allemagne, sachant que les Britanniques quittent l’Union européenne et qu’ils semblent vouloir coopérer uniquement avec les États-Unis dans ce domaine. On ne va donc pas plus loin que cet appel à la coopération. On observe une sorte de timidité de la France par rapport à une option clairement européenne qui peut se justifier pour deux raisons :
– En premier lieu si la stratégie de défense spatiale est nationale c’est parce qu’il faut faire vite : nous avons tardé à prendre conscience du développement de la menace et du défi industriel. Il faut donc répondre rapidement. C’est une réalité dont témoigne la publication de ce document qui illustre sans doute la crainte que le temps qui serait nécessaire pour convaincre les partenaires européens de la nécessité d’agir et de s’entendre sur la réponse serait trop long par rapport aux défis auxquels le pays fait face ;
– En même temps, nous faisons appel à l’allié le plus immédiat, l’Allemagne, car la France partage avec elle pour l’essentiel une vision commune des défis auxquels est confrontée l’Union européenne sur la scène internationale et que les capacités industrielles sont significatives, mais parfois, hélas, redondantes.
Mais la réponse française présente aussi des limites.
Si l’espace est un nouveau lieu de conflictualité et si cet espace est commun, c’est une raison de plus pour apporter une réponse européenne. Par le passé, nous avons péniblement réussi à donner partiellement une réponse commune dans le domaine de l’observation satellitaire et il nous faut donc aller plus loin aujourd’hui. Il existe depuis 2016 une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, et la question spatiale doit être l’occasion de développer une réponse commune militaire. Dans l’espace, il n’y pas de soldat, très peu d’équipements militaires, la seule langue partagée est celle du numérique : la plupart des obstacles pratiques à la constitution d’une armée européenne n’existent donc pas. C’est ainsi l’occasion rêvée pour donner corps à ce concept d’armée européenne. La réponse donnée doit être doctrinale, mais également capacitaire et industrielle. Nous devons organiser notre industrie dans un cadre européen à la fois pour gagner en compétences, mais également pour éviter les redondances. Ce besoin est exprimé à demi-mot dans la stratégie spatiale de défense française puisqu’il est indiqué que les programmes futurs pourraient être financés par le Fonds européen de défense, ce qui signifie que nous envisageons la coopération comme modèle de développement de nos capacités spatiales futures.
Il y a cinq ans, ce sont le président de la Commission européenne, la haute représentante pour les questions de politique étrangère et de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne (HR/VP) et les ministres de la Défense français et allemand qui ont donné l’impulsion nécessaire à la relance de l’Europe de la défense. Les mêmes acteurs pourraient aujourd’hui agir pour développer une stratégie spatiale de défense au niveau européen. C’est une mission dont pourrait s’emparer le nouveau HR/VP Josep Borrell en s’appuyant sur les anciennes et nouvelles ministres de la Défense allemandes et la ministre de la Défense française : Ursula von der Leyen, Annegret Kramp-Karrenbauer et Florence Parly.