18.12.2024
« Les Iraniens sont bien plus intelligents que Donald Trump ne peut l’imaginer »
Presse
29 juin 2019
C’est une très bonne question car je trouve qu’il est très facile de diaboliser l’Iran sans véritablement connaître ce pays. Cela se fait assez naturellement d’ailleurs, mais pour la première fois depuis longtemps, on a une situation assez différente. Pourquoi ? Parce que cette crise vient essentiellement du fait que les Etats-Unis sont sortis de l’accord sur le nucléaire. Un accord qui a toujours été respecté par l’Iran et par toutes les parties. Et ce n’est pas moi qui le dit mais l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) chargée de contrôler si l’Iran a respecté cet accord. L’AIEA a produit plus de 15 rapports et il n’y avait aucune ambiguïté là-dessus. Sauf qu’en mai 2018, les USA ont choisi de sortir de cet accord, sans raison légale et en dehors du droit international puisque le texte avait été validé par une résolution des Nations Unies.
Depuis, il faut aussi reconnaître que l’Iran a été très passif et est resté relativement calme.
Avouons que dans l’histoire récente, peu de pays ont subi autant de sanctions économiques en restant aussi stoïque. Pourtant, l’économie iranienne s’est littéralement effondrée mais l’Iran n’a pas bougé et a continué, jusqu’à présent, à respecter l’accord. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Les Iraniens ont posé la question aux Européens. Nous qui sommes habitués à donner des leçons, j’aurai bien aimé savoir ce que nous aurions effectivement fait dans pareille situation.
En attendant, l’Iran, après un an, commence à montrer des signes de mécontentement, à prendre des mesures pour sortir de cet accord. C’est dommage mais après autant de temps, je pense que ça parait plutôt logique. En fait, on n’est véritablement dans une situation inhabituelle pour nous, occidentaux, puisque cette crise est le résultat du non-respect, par les Etats-Unis, du droit international. Certes, il y avait des dissensions entre les deux pays mais là, aujourd’hui, cette crise, c’est à Donald Trump et à son attitude que nous la devons.
La diabolisation de l’Iran, ça marche bien pour des gens qui ne connaissent pas le sujet. Mais si on croit au droit international, les choses sont claires : les Américains sont sortis de l’accord, ils ont donc provoqué eux-mêmes la crise et aujourd’hui se permettent de jouer aux pompiers. Les Iraniens ont bien compris qu’ils avaient intérêt à malgré tout respecter le texte. Du moins jusqu’à aujourd’hui. Mais les tensions s’accentuent jour après jour.
Hassan Rohani est à la tête du pays mais en ce moment, le plus visible, c’est Ali Khamenei, qui vient d’ailleurs d’être la cible de “sanctions symboliques” de la part des Etats-Unis. Mais Khamenei joue-t-il véritablement un rôle clef au sein de la diplomatie iranienne ?
Effectivement, certains estiment qu’Ali Khamenei ne joue pas un rôle prépondérant dans l’organisation politique du pays. Sauf qu’il reste le chef suprême. C’est lui qui prend les décisions finales en prenant en considération les différents rapports de force, en tentant d’obtenir un consensus entre le camp des modérés et celui des durs, dont il est issu. L’organisation parait opaque de l’extérieur mais en interne, tout est très bien ficelé, contrairement à ce que Donald Trump pourrait s’imaginer. Les discussions politiques qui ont lieu sont le résultat d’échanges nourris par différents camps. Donc non, Khamenei est bien là, il est toujours aux manettes.
Vous devez savoir que l’Iran est, si l’on peut dire, partagé entre deux camps : les modérés d’un côté, et les « durs » de l’autre, à savoir ceux qui sont favorables à une répression à tout-va. Vu le contexte socio-économique délicat accentué par le retrait américain, les “durs” ont un boulevard devant eux, pour que leurs idées aient plus d’impact. À cause de la crise avec les Etats-Unis, ce camp gagne, malheureusement, de plus en plus de voix, d’autant plus qu’il n’a jamais été pour cet accord. Il est également pour la répression, pour un contrôle plus fort avec donc des conséquences extrêmement préoccupantes sur la question des droits, surtout que ce camp des “durs” contrôle notamment les effectifs de police et la justice. La situation n’était pas des plus joyeuses en Iran mais le contexte rend donc les choses encore plus tendues.
Doit-on pour autant craindre des tensions plus vives en interne ? Je ne le pense pas. La population est consciente que cela n’apporte rien si ce n’est une crise encore plus aiguë. Il y a par ailleurs beaucoup de nationalisme en Iran. Donc même s’il y a des crispations, la population ne veut pas voir le pays tomber dans une certaine instabilité, pire encore s’il y a un sentiment d’ingérence d’un pays étranger.
Les exemples de révolution autour n’ont pas permis de réelle amélioration. Les Iraniens le voient. Ils sont donc plus prudents. Et je pense que les Américains ont sous-estimé cette force et cette patience et s’attendaient sans doute à un embrasement qui n’a pas eu lieu. Je pense que du côté des conseillers de Trump, il y avait un schéma narratif qui consistait à dire “Obama a été trop gentil” et que si ce dernier avait prolongé les sanctions sans négocier avec l’Iran, le pays tomberait. Il y a eu des manifestations en 2017 et je pense qu’à ce moment-là, on lui a vendu cette idée. Sauf que les Iraniens sont bien plus intelligents que Donald Trump ne peut l’imaginer. Maintenant, tout d’un coup, Trump veut négocier sauf que ce n’est pas aussi simple que ça. Je le répète : l’Iran, ce n’est pas la Corée du Nord.
Cette “guerre froide” entre les Etats-Unis et l’Iran dure depuis les années 80 mais inquiète un peu plus aujourd’hui. Quel rôle concret peut jouer l’Union européenne pour, au moins, tenter d’apaiser les deux parties?
L’Union européenne joue déjà un rôle important. Il ne faut pas le nier et surtout rappeler que c’est l’Europe qui a négocié l’accord sur le nucléaire. Lorsque Trump dit qu’il s’agit d’un mauvais accord, tout ce que l’on peut en comprendre, c’est qu’il ne semble pas connaître grand-chose au dossier. Les Européens ont joué un rôle très important, entamé au début des années 2000. L’accord obtenu, c’est l’aboutissement d’un long travail, parsemé de négociations compliquées. C’est vraiment le fruit d’un processus rondement mené par l’Europe, même si Barack Obama était considéré comme un leader. L’Europe a été un partenaire indéfectible et a même vivement condamné le retrait américain. Mais là où on peut être déçu, c’est dans la passivité de l’Europe face aux sanctions infligées par Donald Trump. Entre mai 2018 et mai 2019, l’Iran n’a eu de cesse d’appeler les Européens à réagir. Je rappelle que l’Iran a accepté de limiter ses capacités nucléaires en échange d’un allègement des sanctions qui touchent de plein fouet l’économie du pays. Les Européens avaient promis un système de troc pour limiter les dégâts. Ce système, aujourd’hui, n’est toujours pas en place. Je comprends qu’il y a une série d’obstacles juridiques et techniques qui auraient pu freiner la dynamique. La freiner, mais pas carrément la stopper car c’est l’impression que l’on pourrait avoir et le constat est simple : il y a un manque de volonté politique forte pour s’opposer à Trump et lui dire que sa politique est dangereuse, et c’est là que le bât blesse. Ajoutez à cela le fait que des multinationales comme Total ont cédé face au chantage des américains qui menaçaient de stopper leurs relations économiques avec quiconque collabore avec Téhéran.
La politique américaine est indéfendable et il faut le dire. L’accord n’a pas été respecté, ça aussi, il faut le dire et il faut l’agir. Les modérés ont joué longtemps la carte européenne. Et cette passivité des Européens les rend de moins en moins légitimes, mais c’est surtout du pain bénit pour le camp des durs. Autrement dit, si on veut sauver l’accord, il faut que que les Iraniens restent, c’est important pour la crédibilité de l’Union européenne mais également pour notre économie qui pourrait être négativement impactée par les prix du brut. Pour éviter ce marasme, il faut faire en sorte que le poids des sanctions diminue. L’objectif du moment, c’est de revenir au moins à 1,5 million de baril de pétrole par jour. Il faut véritablement des initiatives politiques fortes pour que l’économie iranienne puisse redémarrer. Et c’est également dans l’intérêt de l’Union européenne, du moins, si elle veut encore rester crédible sur l’échiquier politique mondial.
Est-ce que vous pensez que la Chine, Israël, la Russie ou même l’Arabie Saoudite, alliée des Etats-Unis, laisseraient la situation se compliquer dans la région, ce qui ne serait intéressant pour personne ?
C’est là que je vois aussi le caractère dangereux de cette situation, parce que le discours américain qui consiste à dire “pourquoi les Iraniens répondent par la violence” alors que la crise a été enclenchée par les Américains, c’est du grand n’importe quoi ! Mais c’est aussi une forme de provocation extrêmement dangereuse. Même les plus modérés en Iran, qui auraient pu trouver une forme de négociation avec Washington, ces gens-là, on ne les entend plus. Les plus audibles, les plus visibles, ce sont les durs, ils sont également les plus partisans de la répression. À l’heure actuelle, tout ce que Trump a réussi, c’est à faire en sorte que les Iraniens ne reviennent pas à la table des négociations. C’est un gâchis monumental d’un travail diplomatique et politique titanesque, mené depuis des années. Aujourd’hui, tout cela ne tient plus qu’à un fil et les conséquences pourraient véritablement coûter cher.
Les Iraniens sont bloqués et cette pression maximale qui vise à accentuer les sanctions ne fait qu’accentuer les tensions. Conséquence : ils ne sont plus dans une logique de patience. La crise est donc à son comble. Et qu’est-ce qu’on fait maintenant pour en sortir ? Un mauvais calcul, un dérapage pourrait véritablement faire monter les tensions d’un cran. L’épisode du drone américain, on est passés pas loin de la guerre. Coté iranien, j’ai l’impression que la guerre, ils n’en veulent pas mais ils montrent que le rapport de force n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. Selon moi, le message de Téhéran est le suivant : la guerre, on n’en veut pas. Mais si elle doit avoir lieu, elle coûtera cher à tous, et pas uniquement à l’Iran. Certes, ils paieront le plus lourd tribut mais cette région n’a pas besoin de ça. J’ai l’impression qu’on n’a rien retenu de l’Histoire. Les leçons du passé sont pleines d’apprentissages. Penser que l’on va régler les problèmes par la force et par la guerre, c’est ne rien comprendre à ce dossier, à la diplomatie et à la politique de façon générale.
Si l’Iran sort de l’accord, j’ai peur d’un point de non-retour aux conséquences incommensurables. Le plus grand danger, c’est que l’Iran ne veuille pas bouger et tienne tête. On n’est dans l’incertitude avec des risques de dérapage. D’un autre côté, l’Iran sait qu’une guerre lui coûtera cher et Trump ne voudrait pas non plus s’embarquer dans un conflit face à un pays qui lui tient tête aussi froidement. En attendant, le risque zéro n’existe pas. La seule chose à espérer, c’est une issue favorable et éviter une cassure avec Téhéran.
Propos recueillis par Maryam Benayad pour la Libre Belgique