04.11.2024
« L’Europe puissance, mythes et réalités » – 3 questions à Bastien Nivet
Édito
28 juin 2019
Docteur en science politique et enseignant-chercheur à l’École de Management Léonard de Vinci (EMLV, Paris La Défense) Bastien Nivet répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de l’ouvrage « L’Europe puissance, mythes et réalités » aux éditions Presses Universitaires de Bordeaux.
L’Europe puissance est-il un concept creux ?
L’Europe puissance fait partie de ces concepts dont la fréquence de mobilisation est inversement proportionnelle à la précision de leur définition.
Cela est particulièrement vrai dans l’usage politique et médiatique qui est fait de ce concept en France. Ainsi, à chaque élection européenne ou nationale, L’Europe puissance ressurgit dans des programmes et tribunes de candidats souhaitant montrer qu’ils ont un projet européen ambitieux, et dans des articles de presse et analyses d’experts montrant souvent que tel n’est pas réellement le cas. Dans un cas comme dans l’autre, les caractéristiques, implications et significations profondes de cette éventuelle Europe puissance restent largement indéfinies.
Les choses sont un peu différentes dans le champ académique, où de nombreux auteurs ont essayé de définir ce qu’était ou pouvait être la puissance des Communautés puis de l’Union européenne. Les concepts de puissance civile (François Duchêne) de puissance normative (Ian Manners) ont notamment mis en avant des spécificités de l’action internationale d’un acteur « Europe » toujours en construction, et dont la cohésion, l’efficacité voire l’existence même s’estompent parfois sur certains enjeux géopolitiques majeurs. La primauté à la négociation, aux normes et à la coopération sur la coercition et le recours à la force militaire a par exemple longtemps été perçu comme une caractéristique de cette puissance européenne spécifique. Mais s’agit-il encore de puissance ou cela ne relève-t-il pas de l’influence, autre concept réellement en vogue ?
Finalement, l’Europe puissance est un concept utile sur le plan théorique, car il permet de (re)penser en profondeur la construction européenne et la puissance. Mais en tant que fragment de discours politique ou médiatique, il s’agit largement d’un mythe utile : un énoncé vague, indéfini, qui a le mérite de fixer un horizon et une ambition, mais présente le risque de créer de la désillusion si la réalité et l’action s’éloignent trop du discours.
L’Europe puissance est-il un concept purement français, ou est-il partagé par certains européens ?
Il faudrait là encore distinguer les usages politico-médiatiques et académiques du concept d’Europe puissance. Ce qui est frappant de ce point de vue, c’est que si les travaux théoriques et universitaires sur les concepts d’Europe puissance ont surtout émergé dans la littérature européenne et anglo-saxonne, la mobilisation politique et médiatique du concept d’Europe puissance est beaucoup plus présente en France que chez nos partenaires européens.
Il s’agit là d’une forme d’exception française. En étudiant l’usage qui est fait par les responsables français de ce concept, on réalise qu’il permet de dire (ou de faire croire) que l’on est porteur d’un programme européen ambitieux, d’une vision à long terme de la construction européenne au service des intérêts de la France et de l’Europe. Cela correspond à la propension historique des gouvernements français à rechercher en partie à travers la construction européenne un palliatif à l’érosion perçue de la puissance relative de la France sur l’échiquier international.
L’équation est différente pour nos partenaires européens, pour lesquels l’aspiration à la puissance au sens classique du terme existe moins, n’existe plus ou n’a jamais existé, et ne constitue pas une motivation centrale de leur ancrage européen. S’ils ont aussi, avec des motivations et à des degrés divers, intérêt à ce que l’UE joue un rôle international majeur, envisager l’UE comme une puissance reste largement contre-intuitif pour beaucoup, sauf à redéfinir la notion même de puissance autour des prismes de la puissance civile et normative notamment.
Si l’avant-propos de la stratégie de sécurité de l’UE de 2016 évoquait bien une Europe pour laquelle « Soft power et hard power vont de pair », il s’agissait là autant d’un horizon fixé par la Haute représentante pour la Politique étrangère de l’UE Federica Mogherini afin de motiver des efforts de la part des Européens que d’une description de la réalité.
Comment réagissent les États-Unis, la Russie et la Chine face à une éventuelle autonomie stratégique européenne ?
Le concept d’autonomie stratégique européenne mériterait lui-même de longs débats et clarifications, comme en attestent les débats transatlantiques cycliques depuis la fin de la guerre froide : s’agit-il d’une autonomie capacitaire, décisionnelle, opérationnelle, diplomatique ou tout cela à la fois ? L’autonomie stratégique européenne signifie-t-elle indépendance et déconnexion totales vis-à-vis des États-Unis ? Cela est-il souhaitable et nécessaire dans un monde où malgré de réelles divergences (de « méthode » autant si ce n’est plus que de fond d’ailleurs), UE, États-Unis et États membres de l’Alliance atlantique ont aussi un socle commun étendu d’intérêts ?
Par-delà ces enjeux de clarification sémantique et la relation transatlantique, les grands acteurs internationaux que sont les États-Unis, la Chine et la Russie ont pour point commun une réelle ambivalence vis-à-vis de l’UE comme acteur international. Pour paraphraser l’ancienne conseillère à la sécurité du Président Bush Junior, Condoleezza Rice (« Unilateralist when we can, multilateralist when we must »), nous pourrions dire que les grandes puissances tierces préfèrent traiter avec une UE « unie s’ils le doivent, divisée s’ils le peuvent ». Selon les thèmes (commerce, politique étrangère, sécurité) et les enjeux (Syrie, terrorisme, piraterie, etc.), les grandes puissances ont généralement tendance à apprécier de travailler avec l’UE en tant que telle sur des sujets sur lesquels il y a convergence d’intérêt et où l’UE apporte une plus-value, mais à chercher au contraire à jouer des lignes de clivages intra-européennes sur des sujets où il existe des intérêts différenciés et un risque de désaccord avec les Européens, ou si l’échelon européen ne semble pas pertinent.