20.11.2024
Où va la Turquie ? Les enjeux de politique extérieure (2/2)
Tribune
20 juin 2019
Si, comme évoqués dans la première partie de cette note, les enjeux de politique intérieure recèlent de nombreux défis, ceux qui relèvent de la politique extérieure ne sont pas moins complexes et placent la Turquie au centre d’un faisceau de choix difficiles. La position géopolitique du pays rend en effet délicate la mise en œuvre d’initiatives fluides tant les contraintes exercées par les États voisins sont prégnantes.
Ce sont bien évidemment les évolutions de la situation syrienne qui mobilisent prioritairement l’attention à Ankara. Elles se déclinent sur deux axes qui sont en partie liés, sans toutefois se recouper totalement : la question kurde et le moment présent de la situation dans la région d’Idlib. La première constitue depuis déjà plusieurs années le véritable fondement de la politique syrienne de la Turquie. La progression spectaculaire du Parti de l’union démocratique (PYD) – franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) –, la façon dont ce dernier a su s’imposer dans les combats au sol contre Daech grâce à ses milices, les Unités de protection du peuple (YPG) grandement aidées par des puissances occidentales au premier rang desquelles les États-Unis, et le contrôle qu’il exerce sur des pans non négligeables du territoire syrien inquiètent considérablement les autorités d’Ankara, expliquant leur revirement tactique de 2016 et leur insertion dans le groupe d’Astana aux côtés de la Russie et de l’Iran. Depuis lors, les forces armées turques sont intervenues sur le sol syrien au cours de quatre opérations ayant pour but de stopper la progression du PYD et de tenter de lui porter des coups décisifs. Objectifs partiellement atteints, mais qui posent les limites du tout militaire pour régler une question qui s’avère avant tout de nature politique. Les menaces récurrentes, proférées depuis plusieurs mois par Recep Tayyip Erdoğan, de procéder à une nouvelle intervention militaire contre les positions du PYD situées à l’Est de l’Euphrate traduisent ainsi les limites de ce choix. Même si l’on ne doit pas sous-estimer l’affaiblissement des capacités opérationnelles de l’armée turque en raison des multiples purges qui ont affecté sa hiérarchie depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, ces postures ne se sont pas concrétisées à ce jour, ni la Russie ni les États-Unis n’y étant en effet favorables pour des raisons fondamentalement politiques.
Cela renvoie dès lors aux tractations à propos de la région d’Idlib, où se trouve une concentration de groupes rebelles, notamment djihadistes. En effet, après leurs défaites successives à Alep (2016), puis à la Ghouta dans la banlieue de Damas (2018), à Deraa dans le Sud (2018) et enfin à Deir ez-Zor dans l’Est de la Syrie (2019), toutes les dernières zones d’implantation djihadiste ont été graduellement reconquises et nombre des combattants défaits ont été autorisés à rejoindre la province d’Idlib. La dernière concentration de forces hostiles à Bachar al-Assad s’y trouve donc aujourd’hui rassemblée. En ce sens, la reprise d’Idlib ne sera pas une formalité pour les forces restées loyales à Bachar al-Assad, même aidées par leurs alliés russes et iraniens, car s’y retrouvent les forces rebelles les plus radicalisées, composées d’une kyrielle de groupes plus ou moins importants. La principale composante est Hayat Tahrir al-Sham, forte de 15 000 à 30 000 combattants organisés, disciplinés, hiérarchisés et qui veulent en découdre avec le régime. Les autres groupes présents sont notamment des membres du Parti islamique du Turkistan, composé de combattants ouïghours terriblement efficaces, qui recourent à une pratique assez systématique d’attentats à la bombe humaine, et des membres du Front national de libération, fusion de groupes de rebelles parrainés par la Turquie plutôt sur le déclin. Le nombre de ces rebelles est au total estimé à 50 000.
Ankara conçoit, à juste titre, de vives inquiétudes sur la nouvelle vague de centaines de milliers de réfugiés – pour mémoire la Turquie en accueille déjà près de 4 millions sur son sol – qu’entraîneraient une intensification des bombardements commencés depuis plusieurs semaines et, pire, l’organisation d’opérations terrestres. C’est pourquoi elle tente depuis plusieurs mois de parvenir à des formes de compromis, qui se sont par exemple déjà illustrés par l’accord de Sotchi contracté au mois de septembre dernier avec la Russie. Il consistait à mandater la Turquie pour qu’elle tente de procéder au désarmement – pour ce qui concerne tout du moins l’armement lourd –, qu’elle obtienne l’arrêt des combats, qu’elle implante des postes d’observation pour maintenir un cessez-le-feu et qu’elle parvienne, enfin, à instaurer une bande de sécurité à la frontière turco-syrienne, dans la région d’Idlib. Or, la Turquie n’a pas réussi à mettre en œuvre cet accord puisque, depuis la fin janvier 2019, ce sont les groupes liés à Hayat Tahrir al-Sham qui ont repris l’initiative des combats et qui, dans les faits, contrôlent désormais la quasi-totalité de la région. La Turquie se trouve ainsi aujourd’hui dans une position de relatif échec, ce qui réduit d’autant sa marge de manœuvre. À présent, elle semble rechercher une forme d’accord avec la Russie, voire avec l’Iran, qui consisterait à accepter l’offensive de l’armée syrienne, appuyée par ces deux pays, sur Idlib, en échange d’une liberté de manœuvre accrue pour accentuer son combat contre le PYD.
C’est au vu des divergences politiques que les opérations militaires sont en réalité malaisées à concrétiser. Les forces politico-militaires influentes sur le terrain ont d’importantes divergences entre elles et essaient de négocier ce qui leur semble le plus intéressant pour leurs propres intérêts nationaux et/ou partisans. C’est pourquoi la guerre ne se conclura pas en quelques jours ou semaines. Et si même l’on devait assister à Idlib aux derniers combats de la guerre civile, l’hypothétique éradication des groupes djihadistes serait pour autant loin d’être achevée. La Turquie se trouve une nouvelle fois sur la ligne de front, ce qui rend ses préoccupations plus aiguës qu’à Paris, Londres ou Washington.
Facteur aggravant, un autre dossier non réglé entre en ligne de compte dans les tractations actuelles : l’achat par la Turquie du système antimissile russe S-400, dont la première livraison est prévue en juillet 2019, alimente des négociations qui perdurent depuis des années. Ankara, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), est soumise à des menaces de rétorsion, provenant tout particulièrement des États-Unis, qui tentent à tout prix de l’empêcher d’acheter ces systèmes d’armement défensif à Moscou. Pour Washington, cela signifierait en effet que des informations sensibles liées aux systèmes militaires de l’OTAN deviendraient potentiellement accessibles aux Russes, les rendant alors partiellement inefficaces. C’est pourquoi à l’approche de la date de livraison des S-400 les tensions s’exacerbent : menaces états-uniennes de ne pas livrer les avions de combat F-35 achetés par la Turquie, suspension de la formation des pilotes turcs de F-35 en Arizona et en Floride, menace de stopper la participation turque au programme de production des F-35… la liste des décisions effectives et des menaces s’allonge. De fortes pressions s’exercent donc à l’encontre de la Turquie, non seulement en provenance des États-Unis, mais aussi de la Russie qui, pour sa part, veut absolument concrétiser cette commande militaire, considérant qu’elle contribuerait à affaiblir l’alliance occidentale. Ce dossier, évidemment étranger aux enjeux proprement syriens, n’en constitue pas moins un élément de tractations essentiel entre Moscou et Ankara, la Russie étant obligée de prendre en compte les exigences turques quant à la situation à Idlib si elle souhaite conclure la vente définitive de ses S-400.
Si ce dossier est sérieux, il serait néanmoins erroné d’en tirer des conclusions par trop hâtives à propos de l’éloignement de la Turquie à l’égard de ses alliances et partenariats occidentaux. L’OTAN reste pour Ankara une assurance-sécurité que nulle autre puissance n’est en mesure de lui fournir et ses dirigeants en sont parfaitement conscients. Cela ne vaut pourtant pas alignement inconditionnel sur les États-Unis, avec lesquels les sujets de contentieux se sont multipliés au cours des dernières années, l’arrogance de Donald Trump ne risquant en outre pas de faire baisser les tensions dans les mois à venir. La politique actuelle d’Ankara entre en parfaite résonance avec sa volonté, déjà ancienne, de réarticuler ses relations avec les puissances occidentales de façon à ne plus en être par trop exclusivement dépendante. Les relations internationales ne sont pas un jeu à somme nulle et diversifier les partenariats avec de multiples interlocuteurs ne signifie pas pour la Turquie sa rupture avec ses alliés traditionnels.
Lire la première partie de l’article : « Où va la Turquie ? Les enjeux de politique intérieure »