04.11.2024
« Génocides – Usages et mésusages d’un concept » – 4 questions à Bernard Bruneteau
Édito
20 juin 2019
Historien des idées et professeur de science politique à l’université Rennes 1, Bernard Bruneteau répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Génocides – Usages et mésusages d’un concept » chez CNRS éditions.
Vous distinguez les génocides « consacrés » (alignement de la mémoire du groupe victime et de l’histoire scientifique de l’événement), les génocides en attente de pleine reconnaissance et les génocides contestés et ignorés …
Si la catégorie descriptive et analytique du génocide doit être conservée par les chercheurs, il y a le risque d’aboutir à une catégorie « fourre-tout » amalgamant des phénomènes souvent différents dans leur singularité. S’il existe des typologies sériant la logique, l’objectif, la mise en œuvre, l’intensité destructrice des génocides, on peut aussi les regrouper à partir de l’alignement plus ou moins réalisé de trois éléments : la mémoire sociale (celle du groupe visé et/ou de ses descendants), le consensus académique des chercheurs, la reconnaissance internationale (ONU, organisations multilatérales régionales, tribunaux). Les génocides dits « consacrés » voient cet alignement réalisé : Shoah, Bosnie (Srebrenica), Rwanda, Cambodge (ce dernier depuis le jugement du 16 novembre 2018 concernant le génocide des Chams musulmans et des Khmers d’origine vietnamienne). D’autres sont encore en attente de pleine reconnaissance internationale alors que la mémoire du groupe ou de la diaspora est active et les résultats de la recherche historique acquise ou quasi acquise : Arménie, Ukraine et Cambodge pendant longtemps. Enfin, il y a des événements attentatoires aux droits de l’homme où la reconnaissance internationale et l’histoire sont en retrait d’une mémoire militante : Tibet, Kurdistan, « indigénocides » coloniaux. La qualification génocidaire au sein de ces deux dernières catégories fait donc l’objet de relativisation, de contestation voire de négation.
Vous soulignez qu’il y a des modes divers d’instrumentalisation des génocides à finalité géopolitique comme « l’holocauste oublié » de Nankin en Chine…
La géopolitique passée a parfois été au principe de processus génocidaire (par exemple le génocide arménien au cœur du « grand jeu » entre l’Empire ottoman, la Russie et les puissances occidentales). Mais la mémoire instrumentalisée de certains événements meurtriers du passé, qualifiés de « génocides » pour la cause, peut être une manière de peser sur la géopolitique du présent. Ici, il s’agit pour certains États de délégitimer une puissance rivale en l’accablant sous le souvenir d’un crime de masse (la Chine à l’égard du Japon à propos des massacres de Nankin de 1937), de pratiquer un négationnisme d’État à des fins de respectabilité internationale (la Turquie face au génocide arménien de 1915), de légitimer une identité et une indépendance stratégique (l’Ukraine et la mémoire de l’Holodomor de 1933 face à la Russie néo-impériale).
La même instrumentalisation s’est opérée sur le génocide rwandais, que vous considérez pourtant comme « consacré » et donc indéniable, pourquoi ?
Une instrumentalisation peut très bien concerner un génocide aussi incontestable et consacré que celui des Tutsi du Rwanda. Ici on a vu une politique mémorielle, salutaire au départ dans son objectif de reconstruction nationale (faire justice, réconcilier, éduquer), évoluer au fil des années d’une présidence Kagame se proclamant représentante et dépositaire des victimes. Le résultat est l’imposition d’un grand récit culpabilisateur et intimidant à travers lequel il s’agit de stigmatiser le colonisateur occidental, de diaboliser le régime post indépendance, d’incarner le camp du Bien et d’accuser la France (de « complicité »). Et cela afin de tétaniser la communauté internationale en la rendant aveugle ou complaisante à l’égard d’un régime à l’évolution de plus en plus autoritaire.
A propos du génocide vendéen, vous parlez d’un fossé entre la recherche savante et la demande sociale. Comment cela se matérialise-t-il ?
On le sait, le passé est souvent interprété en fonction de la demande sociale de l’époque dans lequel vit l’historien. Et un fossé peut se creuser entre une recherche académique attentive aux nuances et soucieuse d’éviter les anachronismes, et des attentes spécifiques et militantes d’acteurs divers (politiques nationaux ou régionaux, érudits engagés, associations du « souvenir », activistes d’une mémoire supposée « blessée » …). Le cas de l’invention d’un « génocide vendéen » qui aurait été perpétré en 1793-1794 est éclairant à cet égard. Alors que la thèse polémique a été déconstruite par les historiens spécialistes de la période, on voit depuis une trentaine d’années une mobilisation multiforme, complaisamment relayée par certains médias, se déployer avec des objectifs politiques explicites (relégitimation régionale) et implicites (délégitimation de la République, de l’héritage de la Révolution française, voire de celui des Lumières) en tordant les faits dans une démarche historique régressive et éminemment condamnable dans ses méthodes.