12.11.2024
Salon du Bourget : l’industrie aéronautique rattrapée par les tensions commerciales et le défi environnemental
Interview
18 juin 2019
Le salon du Bourget a débuté cette semaine, avec pour centre de gravité l’aéronautique civile. En temps de compétition commerciale exacerbée, que peuvent espérer les entreprises de cette grande manifestation ? Les leaders du marché sont-ils en déclin ? Éclairage par Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.
Ce 53e salon aéronautique du Bourget se déroule sur fond de tensions commerciales entre les États-Unis, l’Europe et la Chine. Quels sont les enjeux de ce salon pour le marché de l’aviation civile ?
L’industrie aéronautique a profité d’importantes vagues de commande au cours des dernières années et de l’expansion spectaculaire du trafic aérien, notamment dans les économies émergentes. Mais si les constructeurs peuvent effectivement se réjouir de l’état de leur carnet de commandes pour les années à venir, les maux dont souffre l’économie mondiale les affectent aussi directement. En plus des accusations habituelles et réciproques sur la question des subventions publiques, auxquelles s’ajoute désormais la procédure américaine visant Airbus en matière de corruption, les tensions commerciales promettent de compliquer les échanges commerciaux dans le secteur, entre les États-Unis et l’Europe, mais aussi avec la Chine naturellement. Et comme on l’a vu au moment de la crise mondiale, le ralentissement des échanges commerciaux affecte le trafic aérien, en particulier dans le segment du voyage d’affaires, essentiel à la rentabilité des compagnies et donc à leurs commandes d’appareils. Ainsi, derrière l’optimisme lié à l’émergence de nouveaux marchés dans le monde, avec leurs voyageurs d’affaires et les classes moyennes friandes de tourisme, de nouveaux défis se font jour, en ce qui concerne les soubresauts de l’économie mondiale, les tensions commerciales et la fragmentation en cours de la mondialisation.
Par ailleurs, les enjeux environnementaux conduisent à accélérer la réflexion non seulement pour accroître l’efficacité en termes de consommation de carburant, mais pour s’orienter aussi vers une alternative au turboréacteur à plus (voire très) long terme. L’avion électrique en est à ses balbutiements puisqu’on parle actuellement de prototypes d’avion-taxi, présentés par des start-up, pour des trajets très limités. Le développement d’avions de ligne électriques relève pour l’heure d’une perspective futuriste. Les diverses technologies d’avion électrique, notamment celle basée sur l’hydrogène, sont confrontées à des défis considérables en termes de densité et efficacité énergétique, de taille, de poids, de pression, et de design général des avions pour répondre à des problématiques de répartition profondément différentes de celles en vigueur aujourd’hui.
Néanmoins, le secteur aéronautique civil se voit peu à peu contraint de sortir d’une période d’environ trois décennies marquée par des innovations très incrémentales, une concurrence limitée dans le contexte d’un duopole mondial, une demande très forte et un cadre réglementaire et fiscal relativement avantageux. Les années et décennies à venir vont nécessiter une approche plus déterminée de la part des géants du secteur comme Boeing et Airbus sur le plan de l’innovation en particulier, pour faire face aux exigences environnementales et à l’éclatement de la mondialisation, dont la volonté d’appropriation des grandes technologies par les diverses puissances est un des principaux moteurs, qu’il s’agisse des nouvelles technologies ou d’un secteur comme l’aéronautique.
Airbus et Boeing se livrent à une concurrence technologique avec leur A320 et 737MAX respectifs. Face aux déconvenues de Boeing suite aux accidents de son modèle, Airbus peut-il prendre les devants et gagner des parts de marché au Bourget ?
La crise que traverse Boeing depuis les deux crashes successifs du 737 MAX profite à Airbus sur le segment court et moyen-courrier, où l’avionneur européen est déjà dominant, en effet, et devrait consolider son avance. Airbus comble par ailleurs un certain manque entre le court-moyen et le long courrier (où Boeing domine toujours comme en témoigne l’abandon de l’A380), en lançant une version transcontinentale de l’A321, bénéficiant d’une autonomie sensiblement augmentée par rapport au positionnement moyen-courrier de la famille A320. Mais Airbus n’échappe pas à certaines limites auxquelles est confronté le secteur dans son ensemble.
Les constructeurs restent réticents à l’idée de lancer des modèles véritablement nouveaux sur les segments principaux les plus rentables. On a eu tendance à privilégier au cours de la décennie écoulée, des modèles simplement améliorés, souvent au moyen de nouveaux moteurs. Cette option était généralement jugée plus raisonnable d’un point de vue aussi bien de la rentabilité que de la sécurité, mais cela a conduit à un certain nivellement et un problème de cohérence technologique. Les déboires du Boeing avec le 737 MAX pointent les limites de cette tendance, puisque les failles de cette version de l’appareil semblent liées à la nouvelle motorisation, qui a changé l’équilibre de l’appareil, sans que le logiciel censé compenser cette situation n’offre une solution fiable, en particulier en cas de défaillance des capteurs d’incidence. L’A320 Neo ne présente pas les mêmes failles, mais on voit une logique commerciale commune à l’œuvre, dans le contexte de ce duopole mondial, qui n’est pas nécessairement propice aux innovations de rupture, pourtant rendues nécessaires par les exigences environnementales face à l’accroissement du trafic mondial.
Par ailleurs, l’éclatement des unités de conception et des chaînes de production pose des problèmes d’intégration industrielle, dont Boeing a particulièrement souffert. Mais c’était aussi globalement le cas en Europe. On l’a vu sur le segment du transport militaire avec les déboires de l’A400M. La volonté politique qui mène au développement de l’avion de combat franco-allemand risque d’être confrontée à ces difficultés d’ordre technologique et de périmètre des projets, dont les effets se font souvent sentir au bout de nombreuses années et tendent donc à être sous-estimés dans un premier temps.
Les leaders aéronautiques européens et américains voient leur duopole concurrencé par l’arrivée d’une collaboration sino-russe. Comment cela va-t-il impacter le marché aéronautique, où la Chine est un client primordial ?
On constate depuis dix ans environ le développement d’un certain nombre de projets dans les grands pays émergents. Ces projets se sont concentrés sur l’aviation régionale jusqu’au court-moyen courrier dans le cas de Comac en Chine, inspiré par l’A320. Si Embraer au Brésil (sur le point d’entrer en joint venture avec Boeing), sur le segment régional, offre de sérieux gages de fiabilité et repose sur une expertise désormais ancienne et établie, le défi chinois est de nature assez différente. Il ne s’agit pas tant de conquérir le marché mondial sur un segment particulier, mais de progressivement proposer une alternative fiable sur son marché domestique aux avions de Boeing et d’Airbus. L’annonce de projets communs avec le secteur aéronautique russe présente des intérêts pour les deux pays, qui cherchent à établir une certaine complémentarité. Mais là encore il convient de mesurer l’ampleur du défi consistant à combiner des expertises et des traditions techniques différentes et, naturellement, de fortes préoccupations de souveraineté technologique.
La fragmentation de la mondialisation encourage ce type d’initiative. La Chine reste très dépendante cependant des technologies européennes et américaines, non seulement dans l’aérien, mais dans de nombreux secteurs où le pays progresse rapidement, tout en dépendant de composants technologiques ou de dispositifs de production encore importés des pays développés, dans des secteurs aussi variés que l’automobile ou l’informatique. La question du développement d’une certaine autonomie de la Chine dans le secteur aérien, une fois que sera atteint un certain niveau de fiabilité, est concrète, mais relève surtout de projets de long terme.