ANALYSES

Vers une crise mondiale à cause des tensions commerciales ?

Presse
11 juin 2019
Interview de Rémi Bourgeot - Atlantico
En dépit de cette inquiétude concernant les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, le statu quo – avec les déséquilibres enregistrés depuis des années et les risques politiques liés à la désindustrialisation des pays occidentaux – serait-il vraiment préférable ? L’Occident a-t-il trop longtemps cédé devant les « mauvais joueurs » comme la Chine ou l’Allemagne ?

Les déséquilibres commerciaux ont souvent été identifiés comme une source importante de la crise mondiale depuis dix ans, mais on reste loin d’une convergence en ce qui concerne les modalités du rééquilibrage. Les grands pays excédentaires comme la Chine et l’Allemagne prennent peu à peu conscience des limites de leur modèle de développement, dans un contexte de remise en cause mondiale, mais restent réticents à mettre en œuvre un rééquilibrage qui menace leur croissance, déséquilibrée et de plus en plus fragile. Les équilibres politiques évoluent cependant. Derrière l’ampleur des critiques contre l’approche et le style politique de Donald Trump dans les négociations, la question commerciale est désormais prise au sérieux des deux côtés de l’échiquier politique, notamment par la nouvelle génération de responsables politiques, en particulier démocrates, à l’approche de la prochaine élection présidentielle.

Par ailleurs, les enjeux technologiques pèsent de plus en plus sur la question des échanges commerciaux, comme en attestent les démarches ciblant Huawei. Une phase de digitalisation phénoménale menée par l’abaissement des coûts des composants, l’extension de la connectivité et l’intelligence artificielle va encore accroitre ce poids dans les années à venir. L’internet des objets va ainsi accroître encore davantage les préoccupations technologiques dans les relations économiques entre pays et blocs. Les capacités d’intrusion des fournisseurs de systèmes numériques dans les vies privées et les intérêts étatiques devraient accélérer la recomposition de l’échiquier commercial mondial selon de grands blocs de pays se mettant d’accord sur un certain nombre de règles, naturellement influencées par leurs rapports de force respectifs. Au-delà des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, ou l’Allemagne dans une moindre mesure, se confirment des tendances plus lourdes de démondialisation portées par des évolutions technologiques de fond davantage encore que par les soubresauts politiques.

On peut penser que l’Occident a besoin de faire un vrai examen de conscience sur ses forces et ses faiblesses. Le modèle intellectuel par défaut, celui de la spécialisation induite par les échanges internationaux, implique que nous soyons spécialisés sur la valeur ajoutée intellectuelle et non sur la production physique. Mais ne sommes-nous plus dans cette situation de pays concepteurs d’une part et de pays ateliers d’autre part ? Quelles conclusions devrions-nous en tirer ?

Le modèle qui consiste pour les pays émergents à se développer sur la base d’exportations reposant sur la faiblesse des coûts salariaux est toujours en vogue. On voit néanmoins, sans grande surprise, des pays émergents comme la Chine parvenir à monter en gamme sur certains segments cruciaux. Mais la Chine continue toutefois à dépendre assez largement de ses fournisseurs en Europe et aux Etats-Unis, comme par exemple en ce qui concerne les puces et processeurs importés des Etats-Unis, mais aussi les machines-outils européennes et américaines dans un certain nombre d’industries, comme l’automobile par exemple. Sur d’autres segments technologiques, comme la 5G, une entreprise comme Huawei est néanmoins parvenu à prendre une avance véritable. Ainsi, bien que le rattrapage des émergents sur les pays développés reste incomplet, contrairement aux grandes phases de rattrapage passées qu’a connues par exemple un pays comme le Japon dans les années d’après-guerre, la distinction entre pays concepteurs et pays ateliers, qui était au cœur de la dernière phase de mondialisation, n’est plus tout à fait opérante. Par ailleurs, la nouvelle phase de robotisation reposant sur la baisse des coûts des composants et l’intelligence artificielle va progressivement gommer les conséquences économiques des écarts salariaux entre grandes zones. Les pays développés ont là une opportunité de redéployer leurs bases industrielles, s’ils parviennent en gérer les conséquences sociales et, en particulier, à inscrire le travail dans ces tendances, en échappant aux carcans bureaucratiques et en misant sur les capacités créatives.

La Chine ne joue-t-elle pas surtout de sa monnaie ? Besoin d’un nouvel ordre monétaire mondial ? Mais là, les considérations géopolitiques – à savoir faire du yuan une monnaie de réserve – se mélangent aux considérations économiques. Qu’en est-il exactement ?

La Chine a misé sur une sous-évaluation massive du yuan jusqu’au milieu des années 2000. A partir de 2005, elle a commencé à céder aux pressions du congrès américain et a laissé sa devise s’apprécier, mais certes moins que ce que les afflux financiers alors massifs auraient entraîné à l’époque. L’appréciation du taux de change réel du yuan a été très substantielle. Depuis environ cinq ans, le yuan subit plutôt une tendance de marché à la baisse, du fait du ralentissement de l’économie chinoise et des craintes qui fragilisent les afflux d’investissements étrangers. Les autorités chinoises, qui pilotent le taux de change au jour le jour, peuvent naturellement jouer de ces tendances baissières pour contrer les conséquences des barrières douanières mises en place aux Etats-Unis. Mais plus généralement la baisse du taux de change pose le problème du reflux des investissements étrangers en cas d’aggravation des craintes sur le modèle économique chinois. Le recours à la dépréciation reste ainsi une arme à double tranchant pour ce pays aujourd’hui dans une phase aussi délicate, sur le plan économique et financier, avec la menace d’éclatement de certaines bulles.

Comprenons-nous vraiment les balances commerciales ? Les règles internationales attribuent les produits au made in China ou made in France mais où va réellement la valeur d’un iPhone par exemple ? Est-ce que les déficits et les excédents sont vraiment ce qu’ils semblent être ?

On entend souvent que le lieu de production n’est pas véritablement important au final pour les pays disposant de grandes entreprises, au motif que celles-ci réalisent d’importants bénéfices en profitant de la main-d’œuvre bon marché dans les pays en développement. Se pose néanmoins la question de l’usage de ces profits et de leur localisation, mais surtout de l’activité économique, de l’emploi et des compétences mises en œuvre dans ce modèle. Comme l’illustre les déboires d’un certain nombre de programmes aéronautiques, l’éclatement particulièrement complexe entre la conception et la production pose, par ailleurs, des problèmes de fiabilité et plus généralement d’intégration des systèmes. On a eu tendance à négliger les coûts mis en œuvre pour recoller les morceaux entre les différents sites de production, dans le maillage particulièrement complexe des chaînes de valeur qui se sont mises en place au cours des trois dernières décennies.

Enfin, quelle peut être la force des consommateurs ? Pourquoi les consommateurs occidentaux continuent-ils à se tirer des balles dans le pied en achetant des produits pas chers et bas de gamme d’un point de vue de normes de sécurité ou d’éthique ? Y a-t-il eu des évolutions de comportements sur ce front et depuis que dans les années 80, on se soit inquiété du Japon et de ses produits ? Quels sont le genre d’arguments qui marchent ou pas ?

On constate dans de nombreux pays une prise de conscience au sujet du lieu de production des biens de consommation. Cette tendance est intéressante. La distinction sous-jacente était d’ailleurs déjà très présente dans les grands pays exportateurs comme l’Allemagne et le Japon. La dimension écologique est évidemment un facteur de poids qui s’ajoute à ces considérations, du fait du coût environnemental du transport de marchandises et des moindres critères entourant la production dans un certain nombre de pays à bas coûts salariaux. On voit émerger ainsi une réflexion sur la cohérence des systèmes économiques en ce qui concerne la production, la consommation et la conception. Cette prise de conscience est importante. La relégation de catégories croissantes de travailleurs, sur des critères d’abord d’éducation puis désormais de génération (trop jeune ou trop vieux), a néanmoins créé un cercle vicieux, autant en ce qui concerne la consommation que la gestion des compétences. La compression du pouvoir d’achat, d’autant plus dans un contexte de bulle immobilière, neutralise cette bonne volonté d’une partie des consommateurs et focalise l’acte d’achat sur les produits low cost, ou en tout cas se traduit par une pression très forte sur les prix. C’est le paradoxe d’un système qui mêle envolée des prix sur un certain nombre de biens, comme l’immobilier et ce qui en dépend, et pressure de façon extraordinaire les prix à la consommation, lorsque les mesures monétaires qui portent à bout de bras l’inflation et la croissance se traduisent par une envolée du prix de certains actifs refuges.
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