06.11.2024
Révoltes au Soudan : les enjeux de la transition
Interview
24 mai 2019
Depuis le 19 décembre 2018, la population soudanaise se mobilise pour un changement de régime, qui a résulté en la destitution d’Omar el-Béchir le 11 avril dernier. La mise en place d’un Conseil de transition par les militaires continue de mobiliser les manifestants qui réclament la démocratie. Quelles sont les perspectives politiques du Soudan ? Quelles répercussions régionales ? Éclairage par Pauline Brücker, doctorante au CERI et au CEDEJ.
Comment comprendre les révoltes au Soudan qui ont amené à la chute d’Omar el-Béchir ? Pouvait-on s’y attendre ?
Les révoltes au Soudan ont commencé par la décision du gouvernement de réduire les subventions sur certains produits de première nécessité, ce qui a entraîné un triplement du prix du pain. Il y a donc un premier facteur qui a trait à la difficile situation économique que traverse le Soudan, notamment après la sécession du Soudan du Sud, avec la baisse des gains dus aux gisements de pétrole et la faiblesse des investissements extérieurs suite à la fin des sanctions américaines. Par ailleurs, les budgets gouvernementaux sont en très grande majorité alloués aux services de renseignement (le NISS) et aux guerres menées au Soudan, ce qui entraîne un grave déficit de redistribution au sein de la société soudanaise.
Sur le plan politique, l’aspiration démocratique très forte a conduit à vouloir mettre fin à 30 ans de pouvoir autoritaire d’Omar el-Béchir, et les révoltes économiques se sont très vite transformées en révoltes politiques. C’est ainsi que dans les premiers jours des mobilisations de décembre 2018, certains bureaux du Congrès national, le parti d’el-Béchir ont été incendiés.
Ces révoltes s’expliquent enfin sur le plan social avec une volonté d’en finir avec différentes discriminations à l’encontre de certains groupes sociaux, notamment des femmes.
Pouvait-on s’y attendre ? Il est toujours facile a posteriori de répondre par la positive, mais on voit bien que dans la décennie 2010, notamment dans le sillon des printemps arabes, différents mouvements de mobilisation avaient scandé l’histoire du Soudan, particulièrement en 2013 et en 2016 où l’on avait vu deux types différents de mobilisation. Il y a donc des précédents, qui ont influencé de diverses manières l’émergence et la teneur des mobilisations toujours en cours. Par exemple, en 2016 a été montée la Sudanese Professional Association (SPA), qui joue un rôle central dans les mobilisations d’aujourd’hui. Ainsi, différents liens existent clairement entre ces différentes vagues de mobilisation, et en premier lieu la permanence de revendications politiques en faveur d’un renouveau démocratique dans le pays.
Vers quelle transition le Soudan se dirige-t-il ? La société civile peut-elle arriver à ses fins et amener le Soudan vers une transition démocratique ?
C’est une question difficile, la situation étant très volatile. La transition est en cours de négociations en tout cas, puisque depuis la destitution d’Omar el-Béchir le 11 avril et la constitution de l’actuel Conseil militaire de transition le 13 avril, se déroulent des négociations entre ce conseil et l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), le représentant civil. L’enjeu principal pour l’Alliance (au sein de laquelle la SPA exerce un rôle important) est de produire un consensus avec les militaires autour d’un projet de conseil de transition majoritairement composé de civils. La composition de ce Conseil de transition est désormais l’enjeu principal des négociations.
Les points d’achoppement principaux ont d’abord été sur la durée de cette transition, qui a été finalement définie sur 3 ans ; aujourd’hui c’est donc la composition de ce Conseil qui va chapeauter cette transition qui les occupe. Sans surprise, les militaires cherchent à maintenir une suprématie numérique dans ce conseil, ce qui est rejeté par les manifestants et qui explique la poursuite à la fois de la mobilisation devant le QG de l’armée depuis le 6 avril, mais également au sein de l’ALC de refuser les propositions émises par les militaires.
Comment sont vus les évènements au Soudan ? Quelles ont été les réactions internationales ?
Au début des évènements, on a pu observer une sorte de désintérêt ou de non prise en compte du potentiel révolutionnaire de cette mobilisation qui a démarré le 19 décembre par la communauté internationale. La prise de conscience de la force de ce mouvement social s’est faite le 6 avril, au moment où le changement de répertoire d’action, qui passe des manifestations en différents points du pays en une manifestation unique qui se transforme en occupe, symbolise l’évolution d’un rapport de force en faveur des civils. Ce moment a entraîné un mouvement de soutien ou en tous cas d’attention médiatique plus important.
La Troïka (États-Unis, Grande-Bretagne et Norvège) a émis un communiqué le 9 avril, appelant à une cessation de toutes formes de violence et d’arrestations politiques, rappelant son soutien à la fois matériel et financier à une transition démocratique.
De son côté, l’Union européenne a fait un communiqué très timide au mois de décembre et ne semble pas aujourd’hui avoir de position très claire par rapport à la situation au Soudan. Elle semble plutôt essayer de ne pas soutenir le gouvernement ou le Conseil de transition militaire, mais s’abstient aussi d’un soutien clair aux manifestants. On peut ici s’interroger sur le rôle que joue le Processus de Khartoum (qui entérine une coopération en matière d’immigration avec l’Égypte et divers pays de la Corne de l’Afrique à l’instar du Soudan ou encore de l’Érythrée) dans cette timide réaction. Cette situation rappelle à n’en point douter la difficulté pour l’UE à condamner les répressions politiques mises en place par Erdogan en 2016, face à sa dépendance à ce partenaire controversé en matière migratoire après la signature de l’accord « un pour un » signé en 2015. De la même façon, après avoir fait du Soudan un partenaire en matière de contrôle migratoire, l’UE semble avoir du mal à faire entendre une quelconque voix critique.
Pour ce qui est des soutiens au gouvernement et aux militaires, ils sont très importants de la part des pays arabes de la région : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils soutiendraient le gouvernement de Khartoum à hauteur de 3 milliards de dollars, mais cela a été refusé par les manifestants ; l’Égypte également, qui a accueilli un sommet de discussion entre les civils et les militaires, se positionne du côté des militaires.
La Russie soutient quant à elle depuis le début de la mobilisation le gouvernement, notamment militairement par un acheminement de différents tanks, armes, etc., dont la présence à Khartoum a été avérée.
Alors que le régime d’Omar el-Béchir était une cause importante de migration africaine vers l’Europe, les évènements depuis décembre 2018 ont-ils eu un impact sur l’émigration issue de ce pays ?
Le régime dictatorial d’Omar el-Béchir a alimenté pendant 30 ans différents mouvements d’émigration depuis le Soudan. Pour ce qui est de la situation présente, je pense que l’émergence d’une telle mobilisation nationale totalement inédite, a pu conduire certaines personnes à repousser un départ prévu ; cette mobilisation, qui est assez vite devenue révolutionnaire, a certainement maintenu différentes personnes sur place, comme elle a aussi fait revenir certains membres de la diaspora qui souhaitait vivre ces moments historiques sur place. Il y a donc plutôt un mouvement de retour dans ce contexte exceptionnel que traverse le Soudan, mais il s’agit d’une appréhension à court terme.
À moyen terme, il est possible que de nouveaux départs aient lieu, à la fois dans l’hypothèse d’une répression de la part de l’armée. En 2013, les mobilisations avaient été fortement réprimées ce qui avait nourri des volontés de départ. On peut aussi envisager que dans le cas où la transition ne comble pas les espoirs des manifestants, d’autres mouvements de départ aient lieu. C’est assez difficile à prévoir, et l’exemple de la Tunisie en 2011 montre que ce n’est pas la répression seule qui fait partir, ce sont aussi les aspirations déçues dans un mouvement révolutionnaire, qui conduisent à faire le choix de l’exil.
Quid du Darfour dans ce contexte ?
La question du Darfour est au centre de cette transition, car c’est une région en guerre depuis 2003 officiellement, même s’il y avait des répressions avant. Comment mettre fin à cette guerre qui grève le budget de l’État considérablement et que faire du Darfour ? Comment l’intégrer dans l’équation politique du Soudan, que faire des groupes armés qui sont présents au Darfour ?
La résolution de ce conflit va, quoi qu’il en soit, poser des questions de démobilisation et de réintégration dans la sphère civile des combattants, comme des questions liées à la politique darfourie, notamment dans le sillon de l’indépendance du Soudan du Sud, des groupes politiques de cette zone aspirant à faire sécession. Il persiste des conflits politiques intra-Darfour quant à la stratégie à adopter par rapport à Khartoum, et aujourd’hui se dessinent des groupes qui sont pour la transition démocratique et d’autres qui s’opposent à toute forme de coopération avec Khartoum.
Dans l’équation et dans la refonte espérée du Soudan par les manifestants, la question du Darfour est centrale.