18.11.2024
Sri Lanka, le jour d’après
Tribune
21 mai 2019
Il eut pu être festif et célébrer la première décennie de paix[1] dans l’ancien Ceylan[2] depuis les années soixante-dix. Finalement, le printemps 2019 demeurera à jamais frappé du sceau du drame né des six attentats[3] meurtriers (plus de 250 victimes, près de 500 blessés) perpétrés le 21 avril en divers points de l’île. À la commémoration se substitueront on ne peut plus justement le recueillement et le questionnement.
Au-delà de la controverse (fort légitime au regard du bilan humain considérable) née de l’incapacité[4] des autorités à agir en amont des attaques pour prévenir pareille issue, que ces actes inqualifiables aient été perpétrés par des terroristes du National Thowheeth Jama’ath, du Jammiyathul Millathu Ibrahim ou de l’organisation djihadiste État islamique en Irak et en Syrie, la nation sri lankaise, déjà fragilisée par une panoplie complète de lignes de fracture profondes (religieuses[5], ethniques[6], politiques), va devoir puiser dans ses maigres ressources pour se relever d’une telle tragédie.
Pour cela, cette insulaire république présidentielle d’Asie méridionale ayant traversé entre 1983 et 2009 un quart de siècle de conflit civil doit déjà pouvoir compter sur ses responsables politiques. Or, au printemps 2019, 71 ans après son indépendance, le Sri Lanka peine encore à se familiariser avec les concepts de bonne gouvernance[7] et de gouvernement d’union nationale. Ce, alors même que se profile en décembre 2019 le prochain scrutin présidentiel, un événement politique national rarement exempt de passion, de tensions et d’incidents…
La disharmonie au sommet de l’État entre le président Maithripala Sirisena (Sri Lanka Freedom Party) et le Premier ministre Ranil Wickremesinghe (United National Party, UNP), l’activité déstabilisante (depuis les coulisses de l’opposition) de Mahinda Rajapaksa (Sri Lanka Freedom Party, SLFP), l’ancien président[8] et homme fort controversé, ne façonnent pas précisément le terreau le plus propice à la sérénité pour recouvrer ses esprits et impulser un élan décisif vers l’unité nationale – un concept par nature très ténu dans l’ancien Ceylan – et la concorde post-catastrophe.
Du reste, une décennie après la fin de l’interminable guerre civile aux contours ethnico-religieux[9] et jusqu’à ce tragique 21 avril 2019, la réconciliation nationale n’a pas davantage progressé dans les faits que dans les esprits. En comparaison et à défaut d’avoir totalement rempli son ambitieuse feuille de route, la reconstruction matérielle – dans les régions majoritairement concernées par un quart de siècle d’hostilités, de destructions et de moindre développement (cf. provinces du Nord et de l’Est, notamment) – s’est montrée autrement plus vigoureuse et les autorités ‘intéressées’ par ce projet…
L’empreinte politique, mais surtout fondamentaliste des attentats du 21 avril, a priori perpétrés – pour ce que l’on en sait à cette heure – par des citoyens sri lankais radicalisés, de confession majoritairement musulmane prenant pour cibles, en cette période de célébration pascale, la minorité chrétienne de l’île (attaques contre les trois églises) et la clientèle aisée (nationale et étrangère) de divers établissements hôteliers de grand standing de Colombo, ne sera pas le catalyseur d’une soudaine harmonie intercommunautaire faisant grandement défaut à cette perle de l’océan Indien, bien au contraire.
Dans ce pays multiculturel péchant – plus souvent que de raison – par excès d’autorité et de majorité au niveau ethnique (cinghalais) et de la foi (bouddhisme), où les minorités ethniques (tamoules) et religieuses dépeignent depuis des décennies un panorama quotidien pétri de mépris et de stigmatisation, la réconciliation nationale, ce rêve soutenu à bout de bras par la société civile et les défenseurs de l’égalité des citoyens devant la loi, s’est plus encore éloignée d’un très hypothétique avènement à court-moyen terme.
Alors que planerait encore sur les 65 000 km² de l’île le spectre de possibles nouvelles actions terroristes inspirées par l’État islamique[10], la dernière incantation du chef de l’État M. Sirisena à l’endroit de cette nébuleuse djihadiste (« Laissez mon pays tranquille[11] ») peinera sans doute à elle seule à adoucir la douleur et la colère de ses 22 millions d’administrés et à retenir les entités terroristes radicales évoquées plus haut de mettre un terme à leur sombre projet.
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[1] Le 18 mai 2009, après 26 années d’un conflit ethnico-religieux particulièrement coûteux en vies humaines (80 000 à 100 000 morts), l’armée sri lankaise annonce contrôler 100 % du territoire national, après avoir défait les dernières troupes insurrectionnelles des « Tigres tamouls » du Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE) et abattu leur leader V. Prabhakaran.
[2] Au printemps 1972, un quart de siècle après son indépendance (1948), Ceylan change d’appellation officielle et devient le Sri Lanka.
[3] Prenant pour cibles trois églises (situées à Colombo, Negombo et Batticaloa – côte orientale) et trois structures hôtelières de standing du centre de Colombo.
[4] Alors qu’elles avaient été prévenues par les services de renseignements sri lankais et leurs homologues indiens – par le menu ou presque – de l’existence d’une telle menace une douzaine de jours avant les faits (dès le 9 avril).
[5] La ventilation religieuse des 22 millions de Sri Lankais se résume comme suit : environ 70% de la population nationale est de confession bouddhiste, 12,5% hindoue, 10% musulmane, 7,5 % chrétienne.
[6] Au niveau ethnique, la population de l’île-État est aux ¾ cinghalaise, tamoule sri lankaise à 11%, Sri Lankan moors à 9%, enfin tamoule indienne à 4%.
[7] En 2018, Transparency International plaçait le Sri Lanka au 89e rang des 180 pays étudiés.
[8] Une décennie au pouvoir entre 2005 et 2015.
[9] Opposant sur le terrain ‘militaire’ les forces gouvernementales sri lankaises d’ethnie principalement cinghalaise et de confession bouddhiste aux séparatistes tamouls du LTTE, majoritairement bouddhistes.
[10] ‘’U.S. Believes Sri Lanka Militants May Be Plotting More Attacks-Ambassador, The New York Times, 30 avril 2019.
[11] ‘’Leave my country alone, Sri Lankan President Maithripala Sirisena tells Islamic State’’, The Hindu, 1er mai 2019.