27.11.2024
Interdire Huawei : symbole de la rivalité sino-américaine
Tribune
16 mai 2019
Le 15 mai 2019, Donald Trump a décidé d’interdire aux entreprises de télécommunications américaines d’installer des équipements fabriqués à l’étranger qui pourraient constituer une menace pour la sécurité nationale. Cette déclaration, qui vise le leader chinois de la 5G, Huawei, est une nouvelle étape dans la montée des tensions entre les États-Unis et la Chine, où le facteur technologique tient une place majeure, synonyme de suprématie ou de sujétion sur la scène internationale.
L’offensive américaine
Si l’Executive order signé par Donald Trump ne pointe aucun pays en particulier, tous les regards se tournent naturellement vers la Chine et Huawei. La rivalité s’accentue entre les deux pays : les négociations commerciales ont échoué, si bien que l’administration Trump a annoncé une nouvelle augmentation de 25 % des droits de douane sur les 200 milliards de dollars d’importations annuelles de produits chinois. De plus, depuis plusieurs mois, la communauté du renseignement américaine mène une campagne médiatique offensive contre les ingérences supposées de la Chine aux États-Unis, et notamment des opérations d’espionnage technologique de grande ampleur dont Pékin et ses grandes entreprises technologiques – Huawei au premier chef – sont accusés. Pour les agences de renseignement américaines, les entreprises chinoises seraient en mesure de prendre le contrôle des réseaux de télécommunications, c’est-à-dire d’intercepter les communications et de les rediriger secrètement vers la Chine. Elles craignent également que les autorités chinoises ordonnent tôt ou tard à Huawei de tout simplement couper ces réseaux en cas de conflit, ce qui pourrait produire des effets dévastateurs sur certaines infrastructures critiques comme les barrages hydroélectriques, les réseaux de téléphonie mobile, ou encore les réseaux de distribution de gaz.
Le cas Huawei est tellement pris au sérieux que la diplomatie américaine, sous la direction de Mike Pompeo, n’a cessé de menacer les pays alliés d’interrompre le partage de renseignements s’ils choisissaient Huawei ou d’autres entreprises chinoises pour bâtir le cœur de leurs réseaux de cinquième génération (5G). Le résultat est plutôt mitigé puisque, si l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou encore le Japon ont suivi les préconisations américaines, les Britanniques et les Allemands se sont montrés beaucoup plus circonspects. Le Royaume-Uni, pourtant membre des « Five Eyes », ce réseau de partage de renseignements entre pays très proches des États-Unis (Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), a décidé d’autoriser Huawei à déployer ses équipements de 5G sur son territoire, comme l’Allemagne, souvent qualifiée de « Sixth Eye ».
Un signe de faiblesse ?
Derrière le paravent de la sécurité nationale se cachent néanmoins de vraies inquiétudes côté américain. La concurrence technologique que se livrent ces deux pays jette le trouble outre-Atlantique, où la science et l’innovation ont fondé la prééminence américaine dans les relations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pour lors, les États-Unis et leurs firmes numériques continuent de concentrer les principales innovations technologiques, dans le domaine de la 5G, du cloud computing, de l’Internet des Objets (IoT), ou encore de l’intelligence artificielle. L’industrie américaine des semiconducteurs (Intel, Nvidia, AMD, Qualcomm, S3 Graphics) domine le marché mondial (46 % des ventes), ce qui offre un avantage de poids au secteur national des technologies de l’information. Les États-Unis possèdent également le plus grand nombre de data centers (1763), loin devant la Chine (78). Et le chiffre d’affaires cumulé des GAFAM en 2017 s’élevait à 648,7 milliards de dollars, contre 164,9 milliards pour les BATHX.
Cependant, la Chine gagne du terrain. Elle est aujourd’hui le pays disposant du plus grand nombre de superordinateurs (227) : 45 % d’entre eux y sont localisés, contre 21,8 % aux États-Unis. En 2016, le Sunway TihuLight chinois, développé par le National Research Center of Parallel Computer Engineering & Technology (NRCPC), est devenu le superordinateur le plus puissant au monde, avant d’être détrôné deux ans plus tard par le Summit d’IBM. Pour la première fois, la Chine développait un superordinateur conçu uniquement avec des processeurs chinois, les États-Unis ayant interdit à Intel d’exporter ses processeurs vers la Chine pour des raisons de sécurité nationale.
Par ailleurs, la Chine domine la production mondiale de métaux rares : elle produit 67 % du germanium (utilisé pour les panneaux solaires, la fibre optique ou l’électronique), 55 % du vanadium (industrie aérospatiale) et 95 % des terres rares (utiles à la production d’énergies renouvelables, de technologies de l’information, de systèmes de défense antimissile, dans l’aérospatiale et, de façon générale, dans l’ensemble des technologies duales). Grâce à sa politique de quotas, de contrôle des exportations, de monopolisation de l’exploitation des ressources, mais aussi grâce à son immense marché de plus de 800 millions d’internautes, la Chine est parvenue à tenir nombre d’entreprises de haute-technologie dans sa dépendance, en subordonnant tacitement l’accès à ses métaux rares (et notamment à ses terres rares) au transfert de leurs technologies.
De façon plus symbolique encore, entre 2016 et 2017, le gouvernement chinois a placé le développement de l’intelligence artificielle au rang de priorité majeure. En juillet 2017, le Conseil des affaires de l’État chinois dévoilait le « Plan de développement de la prochaine génération d’intelligence artificielle ». Dans le prolongement du plan « Made in China 2025 », il vise à ériger la Chine au rang de première puissance technologique d’ici 2030, et de première puissance globale à l’horizon 2049 (centenaire de la République populaire). La Chine s’appuie sur un modèle de développement dit de « fusion civilo-militaire », théorisé par Xi Jinping lui-même, dont le but est d’édifier un complexe techno-partidaire dans lequel le Parti communiste, l’Armée populaire de libération et les firmes numériques joignent leurs efforts pour asseoir la puissance numérique chinoise. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier à avoir envisagé publiquement une telle collaboration pour le développement de l’IA (sous le nom de « China Brain Plan ») soit Robin Li, le PDG de Baidu, en 2010.
Pour conclure
Le décret de Donald Trump révèle un élément essentiel : la crainte de perdre le leadership technologique qui a permis aux États-Unis, jusqu’à aujourd’hui, d’imposer leur prépondérance sur la plupart des régions du globe. Alors qu’il était secrétaire à la Défense, James Mattis a plusieurs fois déclaré que la montée en puissance technologique de la Russie et, surtout, de la Chine, constituait une menace pour la sécurité nationale. Il n’a pas même hésité à affirmer que l’ « avantage concurrentiel » des États-Unis s’était « érodé dans tous les domaines de la guerre », et n’excluait pas une défaite face à la Chine en cas de guerre conventionnelle.
Le gouvernement américain prend conscience, en outre, que la stratégie chinoise de développement techno-militaire, fermement encadrée par le PCC, pourrait être plus efficace que sa propre stratégie néolibérale. Ces deux modèles peuvent simplement se résumer ainsi : le modèle américain forme un ensemble hétérogène de mécanismes incitatifs en direction des firmes technologiques (allègements fiscaux, subventions directes, contrats lucratifs), conçus pour les encourager à partager leurs innovations avec le gouvernement et, tout spécialement, le Pentagone : la Third Offset Strategy en est l’illustration. Le modèle chinois, quant à lui, est paradoxalement celui qui encadrait naguère le développement techno-militaire américain : l’État et le PCC énoncent les grandes orientations stratégiques que les firmes numériques doivent mettre en application – le plan IA en est la manifestation typique. Cette reprise de l’ancien modèle américain, qui a remarquablement porté ses fruits par le passé, est sans doute l’une des principales raisons des inquiétudes américaines actuelles.
En dernière analyse, la stratégie américaine est fondée sur la croyance en la capacité et la volonté du secteur privé à prendre en charge la destinée stratégique de l’État. Encore faut-il que les intérêts du secteur privé, ou plus simplement des « GAFAM », soient solubles dans ceux du gouvernement. En plein conflit économique sino-américain, ces entreprises continuent de transférer leurs compétences en Chine. Exemple emblématique, en décembre 2017, après sept années d’exil, et tandis que la rivalité techno-militaire entre les deux pays se cristallise autour de cette technologie, Google met en scène son retour à Pékin avec l’ouverture d’un centre de recherche et de formation en intelligence artificielle destiné à la communauté des ingénieurs chinois. Amazon, Facebook, Apple et Microsoft ne sont pas en reste, et rivalisent de séduction auprès de la Chine, les uns (Amazon et Microsoft) suivant l’exemple de Google en annonçant l’ouverture de centres de R&D, les autres (Apple et Facebook) se pliant aux règles de la censure. Or, des choix stratégiques de ces firmes dépendront sans doute le maintien ou la fin de la supériorité technologique américaine.