23.12.2024
Tensions Iran/États-Unis : la situation peut-elle déraper ?
Interview
10 mai 2019
Un an après le retrait américain de l’accord sur le nucléaire, l’Iran décide d’arrêter d’appliquer une partie de ses engagements. Cette réaction suscite l’inquiétude et intensifie les tensions entre Washington et Téhéran, les sanctions américaines se durcissant davantage. Pourquoi une telle décision ? Quelles conséquences sur l’accord ? Éclairage par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
En réponse à la multiplication des sanctions américaines, l’Iran a annoncé le 8 mai suspendre « certains de ses engagements » de l’accord sur le nucléaire. Quelles conséquences peut avoir cette décision sur la portée de l’accord, déjà fragilisé par le retrait américain ? Comment l’Iran peut-il résister aux pressions américaines ?
Cette annonce de l’Iran le 8 mai, un an jour pour jour après la décision de Trump de dénoncer l’accord de Vienne (le JCPOA) qui avait été acté en 2015, n’est en effet pas de très bon augure pour la pérennité de cet accord international et multilatéral. L’administration Trump a multiplié les sanctions à l’encontre de l’Iran, notamment dans la dernière période en mettant fin, le 2 mai, aux dérogations accordées à huit pays pour l’achat de pétrole iranien. Après avoir fait preuve de beaucoup de patience, les dirigeants iraniens ont décidé, au vu de l’apathie de ladite communauté internationale, de réagir à leur tour et d’annoncer qu’ils arrêteraient de respecter plusieurs des engagements qui étaient contenus dans le traité. Pour autant, cela ne signifie pas – à ce stade – que l’Iran se retire de l’accord.
Néanmoins, il est clair que la portée de cet accord devient de moins en moins efficiente, dans la mesure où les sanctions ont commencé à s’appliquer à l’encontre de l’Iran, et que la situation économique du pays, si elle n’est pas encore catastrophique, est devenue très préoccupante. En 2018, l’économie iranienne s’est contractée d’environ 3,6%, l’inflation est a minima de 40% et les produits de première nécessité ont connu une inflation encore plus importante, jusqu’à 60-70%. Ces différents éléments permettent de comprendre que les Iraniens eux-mêmes ne croient plus guère à la volonté de ceux qui avaient signé l’accord de 2015 à véritablement le faire appliquer. Nous sommes donc dans une situation transitoire, où formellement l’accord reste signé par un groupe de pays dont seuls les États-Unis se sont retirés, et où les autres continuent à proclamer la nécessité d’appliquer le contenu des différentes clauses de l’accord, du moins à ce stade.
L’Iran a peu de solutions efficaces de résistance. Elle a néanmoins demandé à l’Union européenne (UE) de prendre les mesures nécessaires, dans les 60 jours à venir, pour contrer les sanctions américaines dans le cadre du respect de l’accord de 2015. En outre, l’Iran entretient des relations assez fluides avec un certain nombre de pays, notamment avec la Russie – le ministre des Affaires étrangères iranien s’y trouvait le 8 mai – et la Chine, mais l’on peut constater qu’aucun des deux pays, pour des raisons différentes, n’est prêt à s’engager dans un soutien plus affirmé à l’Iran. De ce fait, le pays est relativement isolé dans la période actuelle, ce qui explique probablement sa décision de mettre le poing sur la table le 8 mai, dans l’espoir d’obtenir un sursaut des signataires de l’accord et qu’enfin des solutions soient prises pour contrecarrer les effets des mesures de l’administration Trump.
En demandant aux autres pays signataires de l’accord de prendre des mesures, sous peine de reprendre ses activités nucléaires, Téhéran tente de faire pression sur l’Union européenne quant à ses engagements de contourner les sanctions américaines. Les Européens peuvent-ils s’affranchir de la ligne de « pression maximale » des États-Unis ?
Ils le peuvent, mais le veulent-ils ? C’est une question de volonté politique et de coordination. Or, jusqu’alors l’UE a décidé de mettre en œuvre l’INSTEX, le « véhicule spécial » en français, soit un système qui permettrait de contourner les sanctions américaines par le recours à un système de troc évitant de recourir au dollar. En effet, non seulement il y a les sanctions états-uniennes, mais il y a aussi le fait que l’administration Trump a décidé, au nom du principe de l’extraterritorialité, que les États et les entreprises qui n’obtempéraient pas à ces sanctions – décidées pourtant unilatéralement – seraient eux-mêmes pénalisés. On est dans une logique où deux conceptions des relations mondiales s’affrontent, d’une part l’unilatéralisme promu et porté par les États-Unis et, de l’autre, les puissances qui restent favorables au multilatéralisme.
La décision du 31 janvier de mettre en œuvre l’INSTEX est pour autant finalement restée quasiment lettre morte. Entre les déclarations de l’UE, qui vont éventuellement plutôt dans le bon sens, et ses actes réels, qui eux sont totalement en deçà des responsabilités qui lui sont posées, il y a malheureusement une très grande marge. C’est pourquoi les Iraniens demandent à l’UE de réagir dans les 60 jours. Leur réaction est compréhensible, et les contre-réactions d’un certain nombre d’États européens, dont la France, qui avertissent et menacent presque l’Iran de ne pas jouer le jeu sont regrettables, puisqu’en réalité, s’il y a une puissance qui n’a pas respecté le contenu de l’accord, ce sont uniquement les États-Unis.
Pour rappel, au titre de l’accord de 2015, il y avait entre autres clauses le fait que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) puisse, de façon inopinée et régulière, opérer des contrôles sur le sol iranien pour vérifier l’application du contenu de 2015. Cela a été réalisé à plusieurs reprises et à chaque fois les inspecteurs de l’AIEA ont conclu que l’Iran respectait ses engagements. On peut alors comprendre qu’il y a, pour le moins, une forte amertume de la part des dirigeants iraniens, qui constatent qu’au-delà d’un certain nombre de déclarations en soutien à l’accord de 2015, rien n’est fait dans la réalité, les grandes entreprises occidentales et notamment européennes étant déjà parties d’Iran. Il ne s’agit pas de jeter la pierre aux entreprises, mais bien aux États qui n’ont pas eu le courage de s’opposer au diktat de l’administration Trump.
Les partisans du multilatéralisme sont incontestablement plus nombreux que les États-Unis, qui sont en réalité assez isolés sur leur position unilatéraliste. Pour autant, personne n’a le courage d’engager de façon collective, organisée et résolue la riposte et la résistance à l’ordre que veut imposer la première puissance mondiale au reste du monde.
Les États-Unis ont réagi à cette annonce en envoyant un porte-avions et des bombardiers dans la région du Golfe. La stratégie iranienne est-elle tenable ? Risque-t-on une guerre entre les États-Unis et l’Iran ?
Il y a bien une montée des tensions, mais il faut rester froid et lucide. Dans ce type de situation, chacun hausse le niveau de riposte par des déclarations et par des actes concrets : porte-avions envoyé dans le Golfe, déploiement d’une flottille de B-52.
Il y a un très net un arrière-fond de bruit de bottes qui est très inquiétant, d’autant que la région se trouve dans une situation très instable et délétère. Il y a les alliés locaux des États-Unis qui font de la surenchère. Au premier rang d’entre eux, les dirigeants israéliens qui ne cessent de menacer l’Iran et soutiennent inconditionnellement les décisions de Donald Trump. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour leur part se félicitent parce qu’ils ont toujours été contre la signature de l’accord de 2015 et voient que leurs efforts aboutissent.
Dans ce type de situation, la montée des menaces est réciproque, mais il n’y a pas ici de symétrie : ce sont les États-Unis qui sont les principaux responsables de cette dégradation de la situation. Tout peut basculer d’un jour à l’autre, l’étincelle peut véritablement mettre le feu aux poudres et les barils de poudre sont nombreux dans la région. Face à cette situation préoccupante, il faut tout faire – mais on ne peut pas demander cela aux seuls Iraniens – pour désamorcer par des initiatives politiques et diplomatiques la situation de tension extrême qui est en train de se cristalliser.
Nul ne peut écarter le risque de guerre. Est-ce que les Iraniens sont capables de résister ? Oui, car ils ne baisseront pas la tête et ne se mettront pas à genoux. Mais il y a une asymétrie des forces : si l’on cumule les forces états-uniennes, saoudiennes et israéliennes, il est évident que l’Iran serait dans une mauvaise posture si par malheur un conflit s’ouvrait. Je ne me situe donc pas dans cette logique, bien qu’il ne faille pas sous-estimer le risque d’escalade militaire et d’affrontements. Ils seraient probablement très circonscrits, mais l’on n’est pas à l’abri d’une déflagration qui peut toucher de plus nombreux pays de la région.