21.11.2024
Dégraisser le mammouth
Correspondances new-yorkaises
6 mai 2019
La machinerie kafkaïenne de l’ONU ne relève malheureusement pas de la légende. Elle frise même parfois le comique de situation. Les agents de sécurité du centre des Nations unies à Genève n’ont-ils pas contraint l’ancien Secrétaire général Javier Pérez de Cuéllar, qu’ils n’avaient pas reconnu, à faire la queue aux contrôles, à retirer sa veste et vider ses poches, un jour de novembre 2006 ? Avoir rendez-vous au cabinet du Secrétaire général ou être invité par le Président de l’Assemblée générale ne vous dispense pas de la paperasserie et surtout, si vous êtes un visiteur occasionnel sans badge venu donc par exemple rencontrer le Secrétaire général en fonction, de faire la queue derrière un car de touristes ! Les agents de sécurité se moquant de savoir que votre réunion peut être d’importance et ne comprenant pas que vous soyez mécontent d’attendre à la suite de vacanciers de pouvoir pénétrer dans le bâtiment. Et tout cela n’est pas forcément efficace : un célèbre intellectuel américain, qui ne pouvait pas in extremis honorer un engagement à s’exprimer devant un comité de l’ONU, a pu aisément envoyer un étudiant à sa place sans que personne ne remarque la substitution !
Si toute organisation a tendance à générer une bureaucratie, la situation de l’ONU est aggravée par son caractère international et la nécessité de faire droit aux 193 États membres qui ont tous, légitimement et de par les statuts, des fonctionnaires à placer. Cette contrainte peut être nuancée en fonction des lieux. Ainsi, le siège de l’organisation à Vienne, plus petit et plus isolé des tumultes du monde que celui de New York, permettrait, selon des observateurs, un recrutement plus serein. Les candidats pullulent aux États-Unis, ils sont moins nombreux en Autriche. Sourcilleux sur le respect des quotas de fonctionnaires qui sont les leurs, les gouvernements ne facilitent pas toujours la tâche de l’ONU.
En 2008, je rencontre l’une des porte-paroles de l’un des trois ou quatre principaux personnages du système des Nations unies. Alors que nous nous connaissons à peine, celle-ci me confie de but en blanc lors d’un dîner en tête à tête que l’administrateur dont elle est supposée être la promotrice n’est qu’un personnage ennuyeux, auteur d’un livre confus que personne n’avait lu ; elle, de n’avoir toujours pas compris le rôle exact du programme qu’elle était censée représenter depuis près de deux ans. Pourquoi alors avoir accepté ce poste ? La jeune fonctionnaire m’a répondu le plus simplement du monde qu’en tant qu’Américaine il s’agit pour elle de la seule possibilité d’obtenir un travail bien rémunéré, avec tous les privilèges du fonctionnaire international et plus ou moins le même nombre de semaines de congés payés que pour un salarié français. Rien de moralement répréhensible ou de malhonnête ici. Mais tellement représentatif de la mentalité de nombreux employés onusiens ! Plus que dans toute autre institution internationale, l’ONU regorge de personnes y travaillant soit pour un salaire nettement supérieur à ceux en vigueur dans leurs pays d’origine, soit pour une qualité de vie bien plus agréable à New York ou à Genève que dans de nombreux endroits de la planète, soit comme notre sympathique porte-parole citée plus haut, pour des privilèges sociaux uniques. Sans oublier les touristes, c’est-à-dire ceux qui viennent passer à l’ONU un an ou deux pour le CV.
Par leurs agissements, ces fonctionnaires nuisent au travail de leurs – encore heureusement – nombreux collègues qui, eux, chaque jour se battent pour défendre de tout leur cœur les valeurs de l’ONU et du multilatéralisme.
Alors que « la communauté internationale » vient de se déchirer lamentablement au Conseil de sécurité autour d’un projet de résolution qui visait à mieux lutter contre les violences sexuelles faites aux femmes lors des conflits, donnant ainsi une fois de plus une piètre image de l’institution, il est à espérer que ceux qui sont actuellement en charge des nouvelles réformes annoncées du management de l’ONU prendront en compte les problématiques mentionnées plus haut. Question de bon sens quand on sait que même les plus pauvres ONG sont souvent capables de recruter pour des salaires parfois presque inexistants des armées d’activistes. Moins de personnel, mais plus de fonctionnaires motivés et se sentant investis par les valeurs de l’organisation est aujourd’hui plus que jamais nécessaire pour continuer à faire avancer le mammouth onusien. Et offrir ainsi de la bête de l’East River un visage plus progressiste et plus intelligent que le pathétique masque d’hypocrite du 23 avril dernier.
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique Qui veut la mort de l’ONU ? (Eyrolles, novembre 2018).