ANALYSES

Pour les populistes nationalistes, l’égalité entre les femmes et les hommes remet en cause un ordre établi

Interview
30 avril 2019
Le point de vue de Marie-Cécile Naves


L’essor des partis populistes nationalistes à travers le monde s’accompagne d’un rejet du féminisme de plus en plus revendiqué. Des États-Unis à la Hongrie, des politiques hostiles aux avancées pour l’égalité des sexes se mettent en place. Pourquoi un tel recul ? Quelles conséquences pour les droits des femmes ? Le point de vue de Marie-Cécile Naves, chercheuse associée, responsable de l’Observatoire « Genre et géopolitique » à l’IRIS.

Vox, le parti d’extrême droite espagnol, revendique son antiféminisme, appelant notamment à réviser les lois sur les violences faites aux femmes et à arrêter le remboursement de l’avortement. Pourquoi s’attaquer aux droits des femmes en Espagne, où le féminisme s’est inscrit dans la transition démocratique ? Cette posture trouve-t-elle écho auprès de la population ?

Si le score de Vox aux élections législatives espagnoles du 28 avril dernier (10 %) reste en-deçà des espérances de ses leaders, il lui permettra tout de même de faire entrer une trentaine de députés au parlement. Cet événement est historique dans l’Espagne d’après Franco et la percée de Vox s’est faite en à peine quelques mois. La particularité de ce parti, c’est qu’il surfe sur une thématique qui a le vent en poupe dans l’ensemble des pays occidentaux (et ailleurs) chez les populistes nationalistes : le mythe d’une menace sur l’identité nationale. Cette menace prend la forme de l’étranger, du migrant, de la minorité religieuse (musulmane, juive), mais aussi de la rupture avec les repères de genre traditionnels. Le leader de Vox, Francisco Serrano, s’en est pris pendant la campagne à ce qu’il a appelé « la dictature des femelles », le « djihadisme de genre ». La défense des droits des femmes est donc vue comme l’expression d’une guerre contre les hommes.

Pour Serrano, l’égalité entre les femmes et les hommes – et les droits des LGBTI, le mariage homosexuel étant autorisé depuis 2005 – remettent en cause un ordre établi, une tradition, une société où chacune et chacun est « à sa place ». Ces avancées sociales menaceraient l’unité de l’Espagne autant que les velléités des indépendantistes catalans !

L’extrême droite et les courants religieux ultra, en particulier catholiques, sacralisent et instrumentalisent la biologie (la différence sexuelle hommes-femmes, qui conditionne le rôle de chacune et chacun dans la société) et estiment que les identités sexuelles et sexualisées sont fixées à la naissance et restent figées dans le temps. La crispation sur les questions de genre témoigne d’une volonté de préservation d’un ordre social, donc politique. Le refus de lutter contre les violences faites aux femmes – la situation reste dramatique en Espagne, malgré une loi votée en 2004 pour protéger et accompagner les victimes – alimente aussi la rhétorique masculiniste de Vox qui veut conforter ou restaurer une société patriarcale.

Quant à l’avortement, il occasionne encore de vifs débats en Espagne. En 2010, la gauche a voté une loi autorisant l’avortement jusqu’à 14 semaines de grossesse. Trois ans plus tard, le Parti populaire, conservateur, souhaitait réduire drastiquement l’accès à l’IVG mais il avait dû reculer devant les manifestations de masse.

Lorsque la rhétorique antiféministe est intégrée à un discours de défense de l’unité et de l’identité nationales, elle fonctionne d’autant mieux ; le succès fulgurant de Vox en est la dernière illustration.

 

Les États-Unis ont menacé d’utiliser leur veto contre la résolution de l’ONU visant à lutter contre le viol comme arme de guerre, examinée le 23 avril, arguant que le vocabulaire « santé sexuelle et reproductive » cautionnait l’avortement. Quel est l’intérêt pour Washington de s’opposer à une telle avancée ? Pourquoi instrumentaliser les droits des femmes de la sorte ?

Les États-Unis viennent d’exiger que les textes des Nations unies relatifs aux survivants et surtout aux survivantes de violences sexuelles dans les contextes de guerre n’évoquent pas la « santé sexuelle et reproductive », parce que la référence à l’avortement y serait implicite. Or, d’une part, comme le note l’ambassadeur de France à l’ONU, François Delattre, « c’est un retour en arrière de 25 ans sur les droits des femmes dans les zones de conflit armé » sur le droit à disposer de son corps – l’expression « santé sexuelle et reproductive » est acceptée et utilisée depuis des dizaines d’années par les organisations internationales – mais d’autre part, la santé sexuelle, c’est aussi la médecine réparatrice après des mutilations, des tortures, des blessures graves (sans parler de leurs conséquences sociales, psychologiques, économiques). Donc la position américaine témoigne d’une méconnaissance de la réalité sanitaire, susceptible de mettre en danger la vie des individus, parfois d’enfants très jeunes. Refuser de prendre en compte l’expérience de ces femmes dans toute sa réalité, c’est donc nier leur existence même.

Le mot « genre » est lui aussi banni car il renverrait, selon les États-Unis, à la promotion des droits des transgenres – ce qui est un autre raccourci. La référence à ce concept est par ailleurs aujourd’hui bannie des textes du ministère américain de la santé. En outre, l’administration américaine vise à autoriser les personnels de santé à refuser de pratiquer certains soins par conviction religieuse. Les femmes et les transgenres sont visés, avec les traitements hormonaux, par exemple. Mais les effets potentiels sont plus vastes – refus de réaliser une transfusion sanguine, de vacciner, etc.

Pour satisfaire un électorat ultra-conservateur, en particulier chez les religieux, Trump a mis un terme aux financements fédéraux du planning familial, élargi les exemptions accordées aux entreprises qui refusent que l’Obamacare prenne en charge les coûts de santé sexuelle de leurs employées, et coupé les subventions fédérales aux associations internationales dont l’une des actions au moins est l’information, ou l’aide à l’accès à l’avortement dans les pays en développement. Entre autres mesures.

S’en prendre aux droits des femmes, ainsi qu’aux droits des LGBTI est une constante chez les républicains mais ce choix est au cœur du projet de société de Trump depuis son élection en 2016. Non seulement sur le sol américain, mais partout où il a le pouvoir de le faire en dehors des frontières nationales. Les États-Unis imposent leur idéologie masculiniste au monde.

 

Avec la montée des populismes dans le monde, l’antiféminisme bat son plein et les droits des femmes en pâtissent, du Brésil de Jair Bolsonaro à la Pologne d’Andrzej Duda. Les partis néoconservateurs au pouvoir en Hongrie et en Italie fustigent le mouvement #MeToo et mettent en place des politiques régressives, également dans une logique anti-immigration. Sommes-nous au cœur d’une contre-révolution antiféministe ?

L’expression de contre-révolution antiféministe est appropriée, en effet. Depuis le début du XXe siècle, au moins, chaque avancée en matière de droits des femmes a subi des « backlash », des retours de bâton, ce qui n’a pas empêché les progrès en matière d’égalité de se faire sur le long terme. La nostalgie d’un pouvoir patriarcal et du leadership viriliste qui l’accompagne sont, aujourd’hui, une déclinaison forte d’un populisme nationaliste mondial, qui s’est exacerbé depuis #MeToo et qui peut parfois se dédouaner de toute misogynie en stigmatisant le sexisme et l’homophobie de « l’autre » (le musulman, le migrant, etc.). Mais je trouve que ce masculinisme est de plus en plus assumé et revendiqué. Il ne se cache plus. Il s’exprime aussi dans d’autres sujets de l’agenda comme le rejet de la protection de l’environnement et la biodiversité, par exemple.

En réalité, la dénonciation du patriarcat se manifeste par un refus de certains privilèges ; le monopole d’un pouvoir politique, économique, social entre les seules mains des hommes est contesté. Et pour certains, cette contestation, comme la place grandissante des femmes dans la société, sont extrêmement insécurisantes. Les conditions de la confirmation, par le Sénat américain, de Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis, en octobre dernier, pile un an après #MeToo, alors que des milliers de manifestants et manifestants contestaient le choix de ce juge, sont tout à fait emblématiques. C’est pour moi l’illustration la plus éclatante de la revanche sur #MeToo du pouvoir de Trump, et cette revanche se met en scène, se donne à voir, se veut triomphante. Il fait des émules, en Amérique du Sud, en Europe et ailleurs.

Fermeture des départements « études de genre » à l’université en Hongrie, restrictions des droits des LGBTI au Brésil, retour en arrière sur l’accès à l’avortement, encouragement des femmes à rester au foyer (Hongrie, Pologne, Italie)… Tout ceci participe de la nostalgie d’une époque révolue mais rassurante pour beaucoup. La complémentarité des femmes et des hommes, la séparation entre la sphère publique, masculine, et la sphère domestique, féminine, fondée sur une différence sexuelle et sexuée sont une vieille antienne, qui signifie une peur de la modernité, une absence de confiance dans l’avenir, et fondamentalement une détestation de la démocratie.
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