20.11.2024
Le Brexit, l’Europe et le piège de Tocqueville
Presse
2 avril 2019
Le 29 mars 2019 devait sonner le glas de « l’ingérence » de Bruxelles dans les affaires intérieures du Royaume-Uni. À deux mois de périlleuses élections européennes, le pays n’est pourtant toujours pas parvenu à s’extraire du dédale politique dans lequel il s’est peu à peu perdu. Pis, Theresa May a dû annoncer qu’elle quitterait son poste pour tenter de faire passer l’accord, deux ans après avoir activé le compte à rebours du Brexit de sa propre initiative. L’Independence Day qui faisait fantasmer les Brexiters et devait libérer le pays s’est abîmé dans la lassitude et le ressentiment.
Les saccades qui secouent la nation britannique depuis des mois y auront changé si peu de choses : la classe politique britannique a vu se refermer sur elle-même le piège implacable d’un Brexit qu’elle avait pourtant imaginé. La Première ministre a eu beau jeu de prendre son peuple à témoin la semaine passée pour accabler un Parlement national dont elle tire pourtant sa légitimité. Elle n’a fait qu’entériner ainsi les difficultés d’un système politique dont les vénérables institutions auront, une à une, échoué à traiter le problème.
Le pays aura vu ses ministres régaliens voter contre les motions parlementaires déposées par leur propre gouvernement, et ses journaux les plus autorisés traiter les juges de la Cour suprême d’« ennemis du peuple », accuser le Parlement de « menacer la souveraineté britannique » et peindre le président de la Chambre en « destructeur du Brexit ». La déchirure qui menace le Parti conservateur est déjà consommée dans le camp travailliste ; tant et si bien que les tabloïds de Fleet Street eux-mêmes en oublieraient presque d’invectiver l’Union européenne. Tout y passe et rien n’y fait : le Parlement en est réduit à bâtir une majorité à l’aveugle et le pays à désespérer de ses divisions et de ses dirigeants.
Vox populi, vox dei
Le Brexit paraît aujourd’hui avoir « ébranlé toutes les croyances, rempli la nation de haines furieuses, d’intérêts opposés et de factions contraires ». Mais en politique, comme l’ajoutait naguère Tocqueville dans La Démocratie en Amérique, « ce qu’il y a souvent de plus difficile à apprécier et à comprendre, c’est ce qui se passe sous nos yeux ». Les joutes à la petite semaine contribuent rarement en effet à désépaissir ce brouillard. S’en extraire un moment suffit en revanche à deviner derrière Theresa May l’ombre lointaine de David Cameron.
C’est bien l’exorbitant mélange d’hubris et de légèreté dont a fait preuve il y a quatre ans l’ancien Premier ministre qui sert d’arrière-scène aux impasses d’aujourd’hui. Le pays commence tout juste aujourd’hui à soupçonner la complexité d’un enjeu comme celui de l’appartenance à l’Union européenne ? Cela n’a pourtant pas empêché l’ancien Premier ministre de soumettre cette question à référendum, sans donner au Royaume le moyen de se livrer à un débat informé et intelligent, comme pu l’être jadis celui qui décida du sort de l’Écosse. C’est donc dès l’entame qu’il était trop tard : cet éclair d’inspiration solitaire n’eut pu déboucher sur autre final que ce baissé de rideau tout shakespearien.
Sans doute se persuadera-t-on qu’il s’agit du lot de tout héros tragique que de provoquer sa propre ruine. Et qu’il fallait que cela soit celui du Royaume-Uni d’inventer la démocratie représentative, avant d’élire soudain de ne plus lui faire confiance. Difficile de contester bien sûr que Theresa May ait commis maintes bévues stratégiques depuis deux ans. Mais elle a également hérité d’une confrontation indébrouillable entre deux logiques dont son système politique ne pouvait s’accommoder : la logique représentative et la logique référendaire.
En vérité, il a toujours été chimérique de croire que la Première ministre pouvait revenir sur la logique référendaire. Qu’elle nuise ou non aux intérêts vitaux du pays, elle n’avait guère d’autre choix que d’aller au bout de l’inspiration de David Cameron, sous peine de voir s’ouvrir un gouffre quasi irrémédiable entre le pays et ses institutions.
L’Europe face au discrédit britannique
Mais l’Europe serait malavisée de se rengorger du discrédit britannique. Le continent fait face à des polarisations très similaires, dont il rechigne à remarquer les symptômes. Les contestations actuelles ont pourtant une caractéristique qu’il lui sera difficile d’ignorer : elles sont vivantes. Les errements du Brexit ou du mouvement des Gilets jaunes ne peuvent en effet masquer la vibration démocratique qui les animent. Les peuples veulent avoir voix au chapitre, apprivoiser la politique et s’emparer de leur propre avenir.
Emmanuel Macron concédait ainsi que « la tension des peuples qui monte est une insatisfaction sociale, économique, morale et démocratique », en croyant même y distinguer « la raison de l’histoire ». L’Europe peut-elle se contenter de laisser passer la vague en espérant se soustraire au débat ? Verser dans l’attentisme ne hisserait que plus haut encore le rempart de l’indifférence des peuples. L’Union européenne se doit à l’inverse de mettre des mots sur cette tension et de redonner voix au chapitre à ses peuples.
Mais comment tirer les leçons des revendications qu’incarne le Brexit sans s’enliser dans une manière de bourbier britannique ? Tomber dans une dualité destructrice entre démocratie représentative et démocratie directe n’y contribuera manifestement pas. C’est au contraire lorsque les démocraties libérales perdent confiance dans les fondements de leur propre système de gouvernement qu’elles en arrivent à accoucher par elles-mêmes de crises constitutionnelles et politiques. Le geste originel de David Cameron l’incarne de manière éclatante, et la défiance de Theresa May face à son propre Parlement en constitue l’aboutissement logique.
Ce type de prophétie auto-réalisatrice rappelle ce que l’universitaire Graham Allison appelait « le piège de Thucydide » sur le plan extérieur[1]. La notion désigne la manière dont deux États sont susceptibles d’en venir à se faire la guerre du seul fait de la peur que l’une suscite chez l’autre, en invoquant l’exemple de la Chine et des États-Unis. L’Europe est en proie aujourd’hui à un phénomène comparable, mais sur le plan intérieur. Les démocraties libérales sont en guerre avec elles-mêmes et le phénomène risque d’aller croissant dans les années qui viennent.
Le piège de Tocqueville
Dans ce contexte, les pays européens ne devraient avoir peur ni de leur système de gouvernement, ni des contestations les plus salutaires de celui-ci. Ils gagneraient au contraire à s’emparer de cette vibration démocratique pour redonner au système de représentation le souffle qu’il a perdu à Paris, Londres, Rome, Bruxelles et ailleurs. C’est ce qui leur permettra d’ouvrir des pistes inédites pour faire représenter la participation nationale et pour faire participer la représentation nationale. Alexis de Tocqueville, qui analysait les tensions entre démocratie directe et représentative par les difficultés « d’un État qui ne souffre plus d’intermédiaire entre lui et les citoyens », leur indique le piège à éviter.
Le grand débat en France a accouché de propositions comme le droit d’interpellation du gouvernement ou l’assouplissement de la démocratie participative locale. L’exécutif suggérait pour sa part que la « démocratie délibérative » pouvait constituer une troisième voie entre référendum et représentation. Ces propositions ont le mérite d’exister, il convient désormais de leur donner corps. Sur le plan européen, les élections parlementaires de mai doivent être le moment de faire émerger les idées avant que les sourdes inerties d’appareil ne reprennent implacablement le dessus sur les élans de volontarisme collectifs. Le Brexit et les Gilets jaunes pourraient sinon n’être que les deux premiers actes d’une pièce qui se jouera à l’échelle européenne, et qui risque aussi un rideau shakespearien.
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[1] Graham Allison, “The Thucydide’s Trap”, Foreign Policy, juin 2017 et Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, trad. par Patrick Hersant et Sylvie Kleiman-Lafon, Paris, Odile Jacob, 2019.