20.12.2024
Brexit ou le piège de Tocqueville
Presse
18 mars 2019
Que va-t-il se passer maintenant ?
Un Conseil européen a lieu cette semaine, c’est une réunion des chefs d’État européens donc on n’est plus au niveau de la négociation technique mais au niveau politique. On n’est donc pas à l’abri d’un compromis à très haut niveau entre les chefs de gouvernement européens et Theresa May.
L’extension de la négociation est-elle garantie ?
Il me semble que ce serait une erreur stratégique de refuser une extension courte, c’est à dire de quelques semaines ou mois. Pour l’instant plus personne ne met sur le dos de l’UE la responsabilité du Brexit. Elle est majoritairement attribuée aux conservateurs britanniques et aux unionistes nord-irlandais incapables de trouver un consensus. Si l’UE venait à refuser l’extension courte, elle provoquerait une sortie sans accord, comme prévu le 29 mars. Alors elle deviendrait, aux yeux des peuples et éventuellement de l’Histoire, responsable de cette sortie sans accord et elle apparaîtrait punitive voire même vengeresse. Le délai long (pouvant aller jusqu’à deux ans) c’est autre chose, cela impliquerait que le Royaume-Uni repense entièrement ses objectifs. On replongerait dans l’incertitude, ce qui serait très mauvais particulièrement du point de vue économique.
Et une extension longue impliquerait-elle que le Royaume-Uni participe aux élections européennes ?
Exactement et ce serait absurde. Imaginez des députés britanniques qui doivent faire campagne, qui ensuite siègent au Parlement européen. Est-ce qu’on leur fait présider des commissions, participent-ils aux discussions sur le prochain budget? Toute cette histoire est très étrange mais là ce serait vraiment le comble.
Les 27 pourraient-ils avoir de nouvelles exigences ?
Bien sûr, par exemple l’Espagne pourrait remettre la question de Gibraltar sur la table. Le risque est de réouvrir la boîte de pandore qui pourrait déboucher sur n’importe quoi alors que jusqu’ici les Européens ont fait preuve d’unité. Mais il reste du chemin à parcourir car avant cela Theresa May soumettra son accord à un troisième vote.
Quelles sont ses chances d’obtenir une majorité cette fois-ci, alors qu’il a été largement rejeté par deux fois ?
Son pari reste de faire plier les Brexiteers par crainte de mettre en péril le Brexit. Cette stratégie a échoué sur les votes précédents mais plus on s’approche de la date butoir, plus elle a de chance de réussir. De là à dire que cette fois-ci sera la bonne, il y a un pas que je ne franchirai pas.
Certains considèrent que si le DUP (le parti unioniste nord-irlandais) change d’avis, plusieurs conservateurs frondeurs pourraient suivre, qu’en pensez vous ?
C’est vrai. Je formulerai même la chose à l’inverse, je pense que les Brexiteers ne changeront pas d’avis tant que le DUP n’aura pas changé d’avis. C’est à la fois nécessaire et suffisant.
Comment le gouvernement pourrait-il faire pour convaincre les Nord-Irlandais ?
Le soutien du DUP dépend principalement de Geoffrey Cox, qui est le conseiller juridique principal de la Première ministre. Si il décide que finalement le Royaume-Uni aura la possibilité de sortir de manière unilatérale et acceptable du filet de sécurité nord-irlandais, alors cela peut débloquer la situation. Sans cet avis favorable ce sera très compliqué.
Le DUP est-il soutenu par l’opinion publique en Irlande du Nord ?
C’est le DUP qui est dans la coalition, donc en réalité l’avis des citoyens importe peu, qui par ailleurs avait voté pour rester au sein de l’UE. N’oublions pas qu’ils détiennent ce pouvoir parce que Theresa May a invoqué les élections anticipées qui lui ont fait perdre sa majorité.
N’était-ce pas là sa plus grande erreur ?
Son erreur stratégique dès le début de la négociation est d’avoir posé des lignes rouges qui étaient contradictoires. Sa priorité, y compris quand elle était ministre de l’Intérieur, a toujours été le contrôle des migrations. A partir du moment où on pose cette ligne rouge, on ne peut pas espérer un accès au marché unique. Soit elle a jugé que c’était trop important soit elle ne comprenait pas comment fonctionne l’Union européenne et elle s’est dit qu’elle pourrait démembrer les quatre libertés fondamentales du marché unique. Dans les deux cas c’est une profonde erreur stratégique.
C’est selon vous ce qui a mené à la situation actuelle ?
Pas seulement car l’erreur stratégique fondamentale du Royaume-Uni c’est David Cameron qui l’a commise. Il a décidé de l’organisation du référendum, mais n’a pas mené campagne de manière positive, il s’en est tenu à « si on sort, ce sera la catastrophe ». Ensuite le camp du Leave a réussi à plaquer la question migratoire sur la question de l’UE, qui sont pourtant deux questions différentes. A partir de là, leur slogan a été « reprenons le contrôle » et c’était gagné, personne n’est pour avoir moins de contrôle.
La défaite des pro-Européens était alors inévitable ?
Dans un pays comme le Royaume-Uni qui a inventé la démocratie représentative, le fait que David Cameron soumette une question complexe à référendum constitue une motion de défiance envers le fonctionnement de ses propres institutions. On a donc là une opposition entre la logique de la démocratie représentative et la logique de la démocratie participative et c’est une question centrale de notre époque. C’est ce que j’appelle le piège de Tocqueville car l’auteur l’avait très bien vu dans De la démocratie en Amérique. Cette formule fait référence au piège de Thucydides qui exprime le fait que deux nations peuvent entrer en guerre uniquement parce que l’une a peur de l’autre, sans aucune autre raison rationnelle. L’équivalent sur le plan intérieur c’est le piège de Tocqueville. David Cameron a eu peur de son propre système, il n’a pas fait confiance à la démocratie représentative pour gérer la question de la défiance envers l’Union européenne. Aujourd’hui on se retrouve dans une situation inextricable par cette simple faute d’interprétation.