17.12.2024
Le (très) discret pèlerin du multilatéralisme
Correspondances new-yorkaises
6 février 2019
Peu avant de partir pour Davos, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, avait déclaré lors d’une conférence de presse qu’il était « grand temps de faire en sorte que les négociations entre Washington et Pyongyang sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne reprennent sérieusement ».
Selon des sources diplomatiques, le président américain, qui veut un accord à tout prix, serait prêt à lâcher du lest sur les sanctions sans obtenir une dénucléarisation totale. C’est pour cela, pensent plusieurs observateurs, que Kim Jong-un préfère négocier en direct avec lui. On est un peu loin ici du sérieux souhaité par Antonio Guterres.
Dans tous les cas, et au-delà de cette farce diplomatique orchestrée par Donald Trump, il est à noter que pour une fois le secrétaire général de l’ONU « a ouvert sa g… », ainsi que le souligne un diplomate de haut rang qui préfère ne pas être cité.
« Le monde est en proie à une fragmentation inquiétante, en raison en particulier des relations tendues entre Russie, États-Unis et Chine », a ensuite déclaré à Davos Antonio Guterres. « Les rapports de force sont de moins en moins clairs », a-t-il ajouté en appelant à défendre le principe du multilatéralisme et parlant d’une situation chaotique.
Les États-Unis et la Chine sont en effet engagés dans une confrontation commerciale à l’issue incertaine. Et les rapports entre Washington et Moscou semblent se tendre de jour en jour, entre les soupçons de manipulation russe durant les élections américaines, et plus récemment l’accusation d’ingérence en partie fondée portée par le Kremlin contre les pays occidentaux dans la crise au Venezuela.
« Nous vivons dans un monde où les problèmes sont de plus en plus fragmentés, et les réponses de plus en plus fragmentées », a encore appuyé le secrétaire général des Nations unies. « Si cette tendance ne s’inverse pas, nous courons au désastre ».
« Antonio Guterres se serait-il enfin réveillé ? », se demande donc une partie de la communauté internationale.
En effet, l’élection du Portugais fin 2016 avait suscité de grands espoirs de redynamisation de l’ONU. Chacun se prenant à rêver d’un secrétaire général ne comptant pas ses heures pour porter la bonne parole dans le monde au moment où grandissent les périls.
Pourtant, les premiers pas du nouveau patron de la maison de verre parurent décevants, celui-ci se montrant, entre autres choses, lent à désigner ses principaux collaborateurs, dont – tout un symbole – le secrétaire général adjoint chargé de la communication et de l’information.
Ainsi que me le confiait récemment Stéphane Dujarric, porte-parole de l’ONU, « Antonio Guterres a bien évidemment conscience de l’importance de la crise sans précédent que connaît le système multilatéral à travers le monde. Il considère que son rôle est d’en défendre les valeurs sur la scène internationale, d’en expliquer l’importance aux populations. Il se voit comme le pèlerin du multilatéralisme dont le monde a aujourd’hui si besoin. »
Très bien, mais alors pourquoi s’être transformé de directeur actif du HCR en nouvel homme invisible de l’ONU, ainsi que l’on surnommait assez injustement Ban Ki-moon ? Pourquoi, alors que de Genève il savait se faire entendre, parle-t-il aujourd’hui en sourdine quand il n’est pas simplement muet ?
Antonio Guterres pensait être le secrétaire général de la nouvelle ère Clinton, il se retrouve être celui de l’ère Trump. Cela a certes pu être déstabilisant au départ et exige bien évidemment quelques prudences, mais quelle opportunité pour remettre l’ONU au centre du jeu mondial ! Pour être la voix des peuples face au pire locataire de la Maison-Blanche – n’en déplaise à Michel Houellebecq – depuis plus d’un siècle !
Mais non. Aucune déclaration publique forte à la Emmanuel Macron lorsque les États-Unis ont quitté l’Accord de Paris sur le climat, un murmure à leur départ de l’UNESCO, idem lorsque Trump a jeté le deal iranien à la poubelle …
« Les retraits américains de l’Accord de Paris, de l’UNESCO, ou encore de la Commission des droits de l’homme sont bien évidemment de mauvaises nouvelles. Mais elles étaient en quelque sorte annoncées. Nous n’avons donc pas été surpris. Sur le long terme, les effets ne seront pas si catastrophiques », se justifie Stéphane Dujarric. « Regardez l’Accord sur le climat : malgré le retrait du gouvernement américain, les principales villes du pays, certaines des grandes entreprises privées, etc., poursuivent leur engagement en faveur de celui-ci ».
Bien sûr, il n’a pas totalement tort, mais une réaction virile d’Antonio Guterres n’aurait pas nui aux défenseurs de l’Accord de Paris et aurait permis, même symboliquement, de positionner à nouveau le Secrétariat général des Nations unies comme un acteur central.
Comme me le soulignait il y a quelques jours Franz Baumann, ancien secrétaire général adjoint aux Nations unies, Guterres a également mis en sourdine ses critiques quant à l’expansionnisme de Pékin en mer de Chine et à son support au régime du Myanmar. Idem avec la Russie : Ukraine, soutien à Damas…
« Antonio Guterres est le premier secrétaire général de l’ONU à avoir été chef de gouvernement. Au-delà de l’expérience que cela lui a apporté, ceci lui permet de comprendre l’impact de la politique intérieure sur la politique étrangère et donc des positions que les États membres sont parfois obligés d’observer », me dit encore Stéphane Dujarric. Ce qui expliquerait le choix de ne pas heurter de front certains États membres …
Les mauvaises langues pourraient également prétendre que Guterres souhaite ne pas se faire d’ennemis en vue de son second mandat.
Dans tous les cas, l’occasion de replacer l’ONU au centre de l’échiquier mondial et d’être la voix forte qui appelle à résister aux attaques contre le multilatéralisme a jusqu’ ici été ratée.
J’ai eu la chance de connaître l’ensemble des secrétaires généraux de l’ONU depuis Kurt Waldheim et d’être l’ami de deux d’entre eux, Javier Pérez de Cuéllar et Boutros Boutros-Ghali. J’imagine très bien comment ces deux derniers auraient réagi dans ce moment de crise.
Pendant plus de soixante-dix ans, l’ordre international a été ancré dans le système multilatéral onusien. Or, l’Organisation des Nations unies qui demeure toujours malgré ses imperfections le seul forum propice à la construction d’une société mondiale progressiste est aujourd’hui dans un état de crise structurelle à long terme. Bien sûr, elle ne risque pas de s’effondrer du jour au lendemain. Elle est plus susceptible de mourir à petit feu, dérivant doucement dans l’inconséquence politique, ne devenant plus qu’une ONG parmi d’autres, une coquille vide, déclenchant une fuite de la véritable prise de décision diplomatique vers d’autres acteurs. Les exemples se multiplient des gouvernements contournant tout simplement l’ONU, non seulement pour les questions vitales de paix et de sécurité, mais également pour ce qui touche à la finance, aux infrastructures, au développement, à la santé et à l’éducation.
Nous devons donc reconnaître l’urgence de ramener l’ONU des marges qu’elle occupe actuellement au centre de la gouvernance mondiale. C’est une question essentielle qui nécessite une forte volonté politique de la part de ses leaders, un mandat du Conseil de sécurité et le soutien des États membres. Cela demande une ONU « activiste », avec une longueur d’avance, qui ne réagit pas seulement aux crises une fois qu’elles se transforment en guerres. Cela suppose, en conséquence, une nouvelle politique et une culture de prévention à travers tous les champs de compétences de l’ONU : la paix et la sécurité, le développement durable et l’intervention humanitaire.
Cela nécessite peut-être surtout, à l’aube d’une année 2019 qui s’annonce difficile, que l’actuel secrétaire général poursuive sur sa lancée en continuant à « ouvrir sa g… ».
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations Unies, il vient de publier avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique Qui veut la mort de l’Onu ? (Eyrolles novembre 2018).