18.11.2024
Pourquoi les partenariats technologiques avec la Chine deviennent de plus en plus risqués
Presse
14 janvier 2019
Barthelemy Courmont : Il convient d’abord de rappeler que l’Europe s’impose aujourd’hui comme la principale cible des investissements chinois, et qu’en Europe, si les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) bénéficient d’importants investissements en pourcentage de leur PIB, c’est l’Europe occidentale qui est la plus concernée, contrairement aux idées reçues. L’Allemagne est ainsi le premier bénéficiaire de ces investissements, après avoir détrôné le Royaume-Uni, et des pays comme la France, l’Italie ou les Pays-Bas composent le peloton de tête. Ces investissements ciblent des secteurs particuliers, notamment les industries à haute valeur ajoutée, et se traduisent par des acquisitions ou des fusions, et donc pas uniquement des infrastructures, là aussi contrairement aux idées reçues.
Les risques sont importants, bien entendu, comme ils le sont dès lors que des secteurs de haute technologie attirent des capitaux étrangers. Il n’y a donc pas sur ce point de spécificité chinoise, sinon que le potentiel est immense, inédit même. Ces risques font l’objet de nombreuses discussions au sein de la Commission européenne, mais aussi dans les gouvernements des Etats membres et dans le cadre de débats publics. Ils peuvent cependant parfois être exagérés à des fins politiques, ou au contraire négligés pour les même raisons. Le fait est que ce sont les potentialités de la Chine en matière d’acquisitions qui ont un effet perturbant, et peuvent parfois nous écarter de certains constats plus pragmatiques, comme le fait que la Chine est désormais le pays qui dépose chaque année le plus grand nombre de brevets au monde – ce qui tendrait donc à considérer que ce pays est à la pointe de la technologie, et non plus dans une tentative de rattrapage. Le risque le plus important est de voir se créer une dépendance grandissante à l’égard des technologies chinoises dans certains secteurs, dépendance qui ne serait que la conséquence d’un retard de plus en plus important, et que les maigres fonds alloués à la R&D en Europe ne parviennent plus à combler. En fait, nous ne savons pas quel usage la Chine pourra faire de son avantage en matière technologique, mais compte-tenu de la nature du régime, les inquiétudes sont plus légitimes que s’il s’agissait d’un régime démocratique et transparent. En conséquence, les partenariats commerciaux sont essentiels, car dans le cas contraire le retard deviendra impossible à combler et les Européens seront décrochés. Mais dans le même temps, il ne faut pas se jeter dans les bras des industries chinoises, au risque d’en payer le prix en termes de dépendance technologique et même, dans certains cas, politique.
L’Europe doit elle lever les « obstacles » commerciaux à l’encontre de la Chine pour faire plus de profit, malgré les risques d’espionnage industriel ?
Barthelemy Courmont : Il n’existe pas de consensus européen sur cette question, donc la réponse n’existe tout simplement pas. L’UE limite les achats de certains secteurs par des groupes étrangers, comme le font d’ailleurs toutes les grandes puissances, mais cela ne vise pas spécifiquement la Chine, et ces mesures n’ont pas été mises en place en pensant aux investissements chinois. Je dirais qu’au-delà des craintes exprimées, légitimement ou non, c’est d’une question de confiance dont il s’agit, et la réponse à cette question détermine le regard que l’UE porte sur elle-même. Si les institutions européennes estiment qu’une trop grande coopération avec la Chine menace la souveraineté dans certains domaines, alors c’est un aveu de faiblesse car cela signifie que l’Europe n’est plus en mesure de rivaliser. A l’inverse, s’engager avec vigueur, notamment en approuvant la Belt and Road Initiative et en levant les barrières aux investissements chinois signifie se positionner en situation de dépendance. Dans un cas comme dans l’autre, le risque est grand.
Une future guerre commerciale entre l’UE et la Chine est t’elle envisageable au vu de l’alliance américaine et des tensions entre les USA et les Chinois ? (La Chine sanctionna commercialement le Canada après l’extradition vers les USA d’un de leur ressortissants)
Barthelemy Courmont : Le Canada a très clairement été pris en otage des guerres commerciales entre Pékin et Washington, puisque ce n’est autre que la fille du fondateur de Huawei et directrice financière du groupe, Meng Wanzhou, qui fut interpellée lors d’un transit au Canada, et extradée vers les Etats-Unis. D’un côté, Ottawa a cédé aux pressions américaines exigeant cette extradition – ce que rien ne l’obligeait à faire, sinon à susciter le courroux de Washington – et de l’autre les effets n’ont pas tardé à se faire sentir, avec deux citoyens canadiens interpellés en Chine. Cet épisode nous indique qu’aux yeux de Washington comme de Pékin, le Canada n’est pas une grande puissance, en plus de nous indiquer l’étroitesse de la marge de manœuvre du gouvernement de Justin Trudeau dans la relation avec deux partenaires essentiels pour son pays: les Etats-Unis et la Chine.
Le cas de l’UE est différent. D’abord, le poids économique et commercial de Bruxelles en fait numériquement la première puissance économique mondiale, et si les Européens tendent à l’oublier, la Chine n’y est pas insensible. Ensuite, s’il existe des relations Chine-UE, l’essentiel des échanges commerciaux et les politiques d’investissements se font en bilatéral. A moins de « sanctionner » l’ensemble des pays de l’UE pour une raison quelconque – et qui reste de toute façon hypothétique – la Chine ne dispose pas des mêmes leviers que face à un pays comme le Canada. Côté européen, la mise en place de sanctions commerciales contre la Chine – elles existent déjà dans un secteur très défini, l’industrie de défense, depuis Tian Anmen – est possible bien entendu en théorie, mais elle se heurte en pratique aux dissonances parmi les Etats membres. On voit ainsi s’opposer deux groupes, que nous pouvons schématiser ainsi: d’un côté les PECO portent un regard favorable sur la Chine, et bénéficient d’investissements essentiels pour les infrastructures de certains pays, en plus de servir de levier pour faire pression contre la Commission européenne de l’autre les pays d’Europe occidentale, plus inquiets des manœuvres de Pékin. Le consensus semble, à ce jour, impossible à trouver, et c’est là toute la force de la présence grandissante de la Chine en Europe: se rendre de plus en plus indispensable et incontournable, et protégée par des Etats membres dans le même temps.
Ces considérations faites, il convient de s’interroger sur la pertinence de s’engager dans ces fameuses guerres commerciales pour l’UE. D’abord, celles-ci ne sont pas nouvelles, Donald Trump n’ayant que défini avec plus de brutalité des pratiques que ses prédécesseurs multipliaient déjà. D’autre part, l’UE n’a pas d’intérêt à s’engager dans ce différend Washington-Pékin, dont elle n’a rien à gagner. Enfin, et peut-être surtout, pourquoi doit-on considérer, presque comme une évidence, un front UE-Etats-Unis face à la Chine sur les questions commerciales? La politique engagée par Donald Trump vise essentiellement la Chine, mais elle atteint aussi les partenaires traditionnels de Washington, l’UE en tête – et l’Allemagne en particulier. A l’inverse, la Chine n’a engagé aucune mesure pouvant être assimilée à une « déclaration de guerre commerciale » à l’UE, bien au contraire. Les investissements ne cessent de croître, et le volume des échanges pourrait même profiter sensiblement de le relation exécrable que les Etats-Unis entretiennent avec la Chine. Il y a quelques semaines, un éditorialiste du New York Times s’inquiétait même de la possibilité de voir émerger un front anti-Washington sur les questions commerciales, dans laquelle les puissances asiatiques feraient front – ce qui est déjà implicitement le cas – et l’UE se joindrait à la bande. Dans les guerres commerciales, les alliés et amis d’hier peuvent devenir les nouveaux adversaires.