21.11.2024
L’Amérique latine, en hors-jeu prolongé
Tribune
20 décembre 2018
Juan Gabriel Tokatlian[1], l’un des meilleurs analystes des réalités latino-américaines, a tiré il y a quelques jours la sonnette d’alarme devant un public argentin[2] : « L’Amérique latine disparaît des écrans internationaux », qu’ils soient diplomatiques, économiques, technologiques, et militaires.
Les derniers mois ont en effet confirmé le propos. La conjoncture économique est orientée au gris. Inflation, croissance, emploi, dette publique, rien ne va plus depuis quelques années. Et rien ne s’est vraiment amélioré en 2018. Certains pays comme l’Argentine ont renoué avec les travers d’un passé difficile. D’autres, comme le Venezuela, ont dévissé. Pour autant, jamais la concertation économique entre Latino-américains n’a été aussi modeste. Le Mercosur est contesté par ses membres qui revendiquent un droit à négocier des accords bilatéraux. L’UNASUR (Union des nations d’Amérique du Sud) est sur une voie de garage. La CELAC (Communauté des États latino-américains) tout autant.
Les conséquences de cette grisaille économique ont provoqué d’insolites mouvements de population. Des milliers de Centraméricains ont marché vers le Nord, traversant le Mexique. Haïtiens et Dominicains cherchent un mieux vivre dans le cône sud. Les Cubains, profitant de la liberté de circulation qui leur a été concédée, s’éclatent géographiquement à partir du Guyana qui ne leur fait payer aucun droit de visa. Les Nicaraguayens ont par milliers fui au Costa-Rica, un régime népotiste et répressif. Plusieurs centaines de milliers de Vénézuéliens, victimes d’incurie, saturent les capacités d’accueil des pays proches et plus lointains. Boliviens et Péruviens cherchent leur bonheur au Chili, en Argentine et au Brésil. La question posée par ces mouvements de population est continentale. Les réponses restent locales, au mieux. Et au pire provoquent des réactions xénophobes et des zizanies interaméricaines.
Les quelques entreprises latino-américaines de haute technologie, de dimension internationale, ont été bousculées par les autorités judiciaires. Au nom de la lutte contre la corruption, les juges ont mis en examen des cadres de direction, mais ont aussi imposé des sanctions financières déstabilisant les entreprises. On pense en particulier à l’Argentine avec Techint, et au Brésil avec Petrobras. Ici encore, la réponse des autorités a consisté à approfondir ces évolutions. Le Brésil a ainsi donné un feu vert à la cession de l’avionneur Embraer, troisième mondial, à son concurrent Boeing.
Les acquis diplomatiques de ces dernières années ont été remisés. Oubliée la consolidation d’espaces diplomatiques autonomes. Oubliée la priorité donnée au multilatéralisme. Oubliées les coopérations sud-sud. Au nom du recyclage d’une politique extérieure de guerre froide. Les discours offensifs de défense du monde libre ont repris du service. Pour fonder une nouvelle charte occidentale avec les États-Unis et accessoirement l’Europe. La diabolisation du Venezuela jouant le rôle de dénominateur commun au groupe dit de Lima[3], version actualisée de cette nouvelle Sainte-Alliance.
Seule la Chine échappe à cet ostracisme idéologique. Mais la Chine d’aujourd’hui n’est plus celle de la Révolution culturelle. Puissance économique incontournable, à la diplomatie désidéologisée, elle exerce de fait une cotutelle croissante sur une Amérique latine ayant renoncé, avec Sébastien Pinera (Chili), Mauricio Macri (Argentine), Jair Bolsonaro (Brésil), à jouer quelque rôle international que ce soit.
Les « coups de gueule » bellicistes et agressifs, tout autant qu’inattendus, de Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA (Organisation des États américains), ancien ministre des Affaires étrangères de l’ex-président uruguayen Pepe Mugica, à l’égard du Nicaragua et du Venezuela, reflètent la tendance dominante. Celle d’un hors-jeu diplomatique, économique, technologique, assumé par une majorité de gouvernements latino-américains, au nom d’amitiés renouées avec les puissants de ce monde.
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[1] Professeur à l’Université Torcuato di Tella, Buenos Aires
[2] Vendredi 14 décembre 2018, séminaire des progressiste UCR
[3] Constitué à Lima, le 8 août 2017, par 13 pays latino-américains et le Canada