ANALYSES

Crise politique au Sri Lanka : le « Grand Jeu » de la Chine et de l’Inde

Presse
30 octobre 2018
Quelle est la portée régionale du « coup d’État constitutionnel » au Sri Lanka ? Alors que ce droit était réservé au parlement, le président sri-lankais Maithripala Sirisena a suspendu l’assemblée nationale après avoir limogé le Premier ministre Ranil Wikremesinghe. Les deux hommes issus de partis rivaux ne s’entendaient plus, en particulier sur les relations avec le grand voisin indien. Mais l’autre coup de théâtre, c’est la nomination pour succéder au chef du gouvernement d’un « revenant » : Mahinda Rajapaksa, l’autoritaire président du Sri-Lanka à la fin de la sanglante guerre civile qui a déchiré le pays durant plus de vingt-cinq années. Cette crise politique concerne au premier chef les deux géants de l’Asie : l’Inde ne veut surtout pas laisser échapper l’ancien Ceylan dans l’escarcelle de la Chine, qui mise sur le Sri Lanka pour développer sa route maritime de la soie dans l’océan Indien.

Au printemps prochain, le Sri Lanka célèbrera sa première décennie de paix. Une décennie depuis la fin d’une sanglante guerre civile de plus de 25 ans (1983-2009), qui a balafré cette perle de l’Océan Indien. Le conflit a engendré un nombre considérable de victimes, en particulier dans ses derniers mois – entre 10 000 et 30 000 morts selon certaines sources. Les tourments de ces hostilités à l’empreinte ethnico-religieuse semblent aujourd’hui définitivement écartés, loin désormais du quotidien des 22 millions de Sri-Lankais, autorisant la reconstruction et le développement des régions longtemps meurtries par le terrorisme aveugle des Tigres Tamouls et par les opérations militaires du gouvernement au nord et à l’est de l’île.

En ce crépuscule d’octobre, il en va de toute évidence bien différemment de la situation politique intérieure. L’enchaînement brutal des événements politiques en attestent : le limogeage impromptu en fin de semaine dernière du Premier ministre Ranil Wickremesinghe, la suspension pour deux semaines (jusqu’au 16 novembre) du Parlement et le rappel de l’ancien chef de l’État Mahinda Rajapaksa pour diriger le gouvernement. Une fébrilité intérieure préoccupante qu’observent attentivement deux capitales régionales rivales se disputant ces dernières années les faveurs de Colombo : la voisine et influente New Delhi d’un côté et la plus lointaine Pékin, dont la présence dans l’ancien Ceylan se fait plus visible – et disputée – depuis une quinzaine d’années.

Un détonant binôme exécutif associait depuis janvier 2015 le président Maithripala Sirisena du Sri Lanka Freedom Party (SLFP) au Premier ministre Ranil Wickremesinghe de l’United national Party (UNP). Ce binôme a donc fini par céder. Le 26 octobre, le premier pressait le second de quitter ses fonctions, alors même que la Constitution reconnaît cette compétence non au chef de l’État mais au Parlement. Ranil Wickremesinghe s’appuie à bon droit sur cet argument constitutionnel pour nier toute légalité à son renvoi, estimant toujours disposer à la chambre basse d’une majorité parlementaire pour soutenir son autorité et son crédit. Le fait que le Président ait suspendu pour deux semaines la représentation nationale contrarie naturellement ce dessein et ajoute au courroux d’une partie de l’opinion.

La colère s’est redoublée par la nomination du successeur de Wikremesinghe. Le chef de l’État n’a pas « invité » n’importe quelle personnalité : il s’agit ni plus ni moins de l’ancien président Mahinda Rajapaksa, au pouvoir une décennie durant (2005-2015). Pour l’anecdote, Sirisena défit Rajapaksa lors du dernier scrutin présidentiel en 2015, après avoir été un de ses ministres.

S’il jouit encore d’un certain crédit auprès d’une partie de l’électorat sri-lankais – notamment pour avoir mis un terme à l’interminable guerre civile -, le « revenant » Mahinda Rajapaksa, 73 ans, est loin de faire l’unanimité de Colombo à Jaffna, de Kandy à Galle. Moins encore en dehors du pays.

Depuis le départ de la couronne britannique et l’indépendance nationale en 1948, la meilleure gouvernance jamais observée dans l’ancien Ceylan n’a probablement pas pour période de référence la décennie 2005-2015. Lors de ces dix longues années post-conflit civil, alors au zénith de sa popularité et de son emprise sur les affaires politiques nationales, Rajapaksa concentra sur sa personne autant de critiques, domestiques et extérieures, que de responsabilités, en accaparant divers portefeuilles ministériels en plus de la présidence. Il se montra notamment fort généreux envers sa famille dont divers membres occupèrent des fonctions ministérielles, parlementaires ou diplomatiques – pour ne pas évoquer la scène économique, elle aussi particulièrement prisée.

Par nature volatile, prompte à s’enflammer, étirée sur des lignes de fracture partisanes, ethniques ou religieuses, l’opinion publique de cette nation insulaire à l’histoire moderne agitée observe avec appréhension cette crise politique particulière, que d’aucuns comparent déjà à un coup d’État constitutionnel. Le soutien des forces armées au président en exercice et plus encore au tout nouveau chef du gouvernement parait pour l’heure acquis. En tant que tel, ce soutien envoie à la population un message assez clair : le maintien de l’ordre public est un pré-requis que les contrevenants braveront à leurs risques et périls. Surtout s’ils figurent au rang des supporters du Premier ministre démis de ses fonctions.

Les partisans de la cause démocratique et du Premier ministre débarqué entendent bien différemment le sujet. Malgré les mises en garde, ils demeurent mobilisés, à l’instar de ces centaines de sympathisants gardant l’accès au siège du gouvernement. Pour eux, ce tour de passe-passe constitutionnel à la conformité mal établie augure à court terme une plausible détérioration de la gouvernance – un secteur déjà sinistré et qui peine à penser ses plaies.

Par ailleurs, ces soucieux estiment probablement à raison que le très influent Rajapaksa ne saurait se contenter du fauteuil de numéro deux très longtemps. Si le cadre constitutionnel du moment lui interdit de briguer la présidence, il ne le retiendra certainement pas de jouer des coudes, de mettre le chef de l’État sous pression et sous influence, et in fine de tirer les ficelles ultimes de l’exécutif. Comme au bon vieux temps, avec les dérives décriées (corruption, népotisme ou abus de pouvoir) par une cohorte d’observateurs nationaux ou extérieurs, de l’ONU à l’Union européenne, en passant par les ONG de défense des droits de l’homme.

Cet épisode politique agité n’a pour l’heure pas versé dans le désordre et la violence redoutés par certains. Il est perçu avec quelques nuances et une dose d’appréhension distinctes en Inde et en Chine. Depuis New Delhi, le Premier ministre Wickremesinghe et son parti, l’UNP, était plutôt apprécié alors que l’ancien président Rajapaksa suscitait la méfiance. De son côté, Pékin semble moins ému de la tournure des événements à Colombo et du retour aux affaires d’un Mahinda Rajapaksa notoirement plus sinophile que son prédécesseur Wickremesinghe.

Il est vrai qu’entre 2005 et 2015 l’influence et les réalisations matérielles (infrastructures, ports, routes et autres ouvrages) de la Chine ont occupé un espace inconnu jusqu’alors au Sri-Lanka. Pékin a répondu aux besoins en financement les plus divers, pour faire l’acquisition de systèmes d’armes dans les dernières années de la guerre, pour la reconstruction du pays post-conflit ou encore pour le développement d’infrastructures majeures à l’opportunité discutable*, aux termes comptables jugés secondaires et généralement très au-dessus des conditions du marché. L’exemple le plus célèbre est celui du port en eau profonde d’Hambantota au sud de l’île, dans la région d’origine de Rajapaksa. Sa construction a profité d’un financement chinois. Faute de solvabilité et d’activités, le port est aujourd’hui tombé dans l’escarcelle des créanciers pékinois.

Cette proximité inédite entre les pouvoirs sri-lankais et chinois n’était guère appréciée du côté de la puissance régionale traditionnelle. L’Union indienne considère peu ou prou sa périphérie maritime, l’océan Indien, et l’actualité de ses voisins insulaires, le Sri Lanka et les Maldives, sous le prisme de ses intérêts particuliers. Exemple avec l’escale en septembre 2014 de sous-marins chinois au Sri-Lanka, alors même que le Premier ministre japonais Shinzo Abe était reçu à Colombo. New Delhi avait ressenti le geste comme un affront de l’impudent chef de l’État sri-lankais, mais aussi comme l’expression concrète d’une menace, d’une défiance à venir de la part de sa rivale stratégique asiatique, qui plus est dans son pré carré traditionnel. Un signal qui sonna comme un réveil pour les stratèges de Delhi. Que le clan Rajapaksa ait profité de financements chinois lors de la campagne présidentielle perdue de 2015 n’a fait que confirmer les craintes du voisin indien. Des craintes toujours vives malgré la récente visite de Rajapaksa à New Delhi courant septembre dernier, durant laquelle il rencontra le Premier ministre Narendra Modi.

Décidément, en cet automne 2018 flotte un parfum de grande agitation politique et d’incertitude dans cette partie insulaire du sous-continent indien et de l’océan du même nom. Après Malé et sa récente alternance gouvernementale* – un événement en soi a priori moins anxiogène -, c’est donc au tour de Colombo d’attirer l’attention d’un concert des nations soucieux du respect de la règle démocratique et de la stabilité dans cette partie du monde, entre autres priorités.

En l’état si précaire de la situation, il est bien hardi de prétendre deviner les suites immédiates de ce tour de force plus politique que constitutionnel. Cependant, le risque est grand d’une montée des tensions partisanes, qui débouchent, l’histoire l’a montré, sur des développements violents dans cet État îlien. S’ajoute une dégradation possible de l’image extérieure du pays, déjà un brin écornée. Il y a donc fort à parier que l’ancien Ceylan se dirige ces prochaines semaines vers une période de grande crispation. Souvent inaudible depuis la capitale Colombo – ce fut longtemps le cas lors de la guerre civile -, la communauté internationale devra toutefois s’employer à convaincre les différentes parties prenantes à ce maelström de raison garder, et de privilégier l’intérêt national aux velléités personnelles d’accaparement du pouvoir.

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*A l’issue d’un scrutin présidentiel organisé dans une relative fièvre partisane courant septembre, le Président Solih remporta l’élection à la surprise de nombre d’observateurs, succédant à l’autoritaire, controversé et sino-compatible chef de l’État sortant Abdulla Yameen.
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