ANALYSES

Entre dossier syrien et affaire Khashoggi, la Turquie se replace au centre du jeu politique régional

Interview
2 novembre 2018
Le point de vue de Didier Billion


Un mini-sommet sur la Syrie réunissant la France, la Russie, la Turquie et l’Allemagne s’est déroulé à Istanbul le 27 octobre. Une configuration inédite pour ce sommet quadripartite, après sept ans de guerre et quelque 350 000 morts. Quels furent les objectifs affichés de ce sommet et qu’en est-il ressorti ? Organisé sur initiative turque, quelle stratégie poursuit le président Recep Tayyip Erdogan tant sur la scène nationale qu’internationale ?  Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Quels étaient les enjeux du mini-sommet sur la Syrie qui s’est déroulé à Istanbul le 27 octobre ? Des mesures significatives en sont-elles ressorties ?

Ce mini-sommet est survenu à un moment bien particulier. En effet, nous pouvons considérer qu’exceptée la région d’Idlib, la guerre est désormais gagnée par le régime de Bachar Al-Assad et ses soutiens russes et iraniens. Néanmoins, si remporter la guerre est certes nécessaire pour le régime syrien, il ne s’agit que d’une étape. En réalité, l’enjeu est désormais de gagner la paix, ce qui constitue un défi infiniment plus compliqué à atteindre.

Nous savons pertinemment qu’une guerre par procuration, où grandes puissances et puissances régionales ont chacune leurs affidés et leurs intérêts, mine la Syrie depuis maintenant plus de sept ans. En outre, et c’est ce qui surplombe le tout, cette guerre s’est caractérisée par un véritable massacre humain, ainsi que par le départ en exil de millions de citoyens syriens. Ainsi, les enjeux de la reconstruction du pays se présentent comme un terrible défi d’un coût financier potentiel effarant, puisqu’évalué par l’ONU à 250 milliards de dollars.

C’est dans ce cadre que s’est organisé ce mini-sommet d’Istanbul. Il semble légitime de le qualifier de la sorte, puisque seuls quatre pays étaient représentés. Deux sujets principaux y ont été traités. Tout d’abord, la question névralgique de la région d’Idlib. Pour mémoire, il s’agit d’une région située au nord-ouest de la Syrie et au sein de laquelle se trouvent désormais concentrés ce qu’il reste des groupes rebelles et des groupes djihadistes, les uns n’étant pas réductibles aux autres. Le deuxième objectif était d’amorcer des solutions politiques pour construire et pérenniser la paix.

Sur l’enjeu de la région d’Idlib d’abord, il n’y a pas eu d’avancées majeures. En réalité, le véritable point significatif concernant ce dossier est l’accord qui a été passé à Sotchi, le 17 septembre 2018, entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan. Accord par lequel les Russes ont laissé aux Turcs la possibilité de négocier la rétrocession des armes lourdes détenues par les rebelles et les djihadistes d’abord, celle de négocier le départ des groupes djihadistes ensuite, et enfin la perspective de créer une bande de sécurité démilitarisée de 15 à 20 kilomètres de large entre les troupes loyales à Bachar Al-Assad et les groupes djihadistes. Ces trois objectifs devaient théoriquement être atteints le 15 octobre 2018, mais l’application a pris du retard. Mis à part le cas des armes lourdes qui ont visiblement été évacuées en bonne partie, les deux autres objectifs n’ont pas été réalisés à ce jour.

La décision de Vladimir Poutine d’accorder sa confiance aux Turcs est un élément essentiel à souligner puisque, quand bien même les Turcs sont indispensables aux Russes, ce sont bel et bien ces derniers qui restent les principaux maîtres du jeu. Pour leur part, les dirigeants syriens se sont montrés prudents en déclarant qu’ils attendaient de voir les résultats concrets. Ainsi, personne ne s’est véritablement opposé à cet accord entre les présidents turc et russe, y compris les groupes djihadistes, principalement regroupés dans le Hayat Tahrir Al Cham issu d’Al-Qaïda, qui jusqu’alors respectent la trêve. En effet, ces derniers ont publié plusieurs communiqués qui ne remettent en cause ni le propos ni l’objectif de l’accord du 17 septembre. Ce dernier point semble fort important pour l’ensemble des acteurs diplomatiques de la région. Ce mini-sommet du samedi 27 octobre 2018 a donc conforté et confirmé le rôle incontournable de la Turquie ainsi que l’apparent consensus entre les quatre présents.

Sur le deuxième aspect, c’est-à-dire la question du schéma politique de sortie de crise, la perspective de création d’un comité constitutionnel chargé de rédiger un nouveau texte fondamental pour la Syrie a été confirmée et sa première réunion pourrait avoir lieu avant la fin de l’année. Il serait composé par un tiers de représentants du régime, un tiers de représentants des oppositions et un tiers de personnels qualifiés désignés par l’ONU. C’est la composition de ce dernier tiers qui fait objet de débats et qui pourrait constituer un facteur de blocage. Ainsi, ce projet initié il y a maintenant presque une année s’est sensiblement formalisé grâce au mini-sommet d’Istanbul. Cela ne signifie pas pour autant que la concrétisation en sera automatique, et la prudence s’impose au vu des nombreuses déconvenues antérieures.

Enfin, il est effectivement important de mentionner l’absence remarquée des États-Unis et de l’Iran à ce mini-sommet. Au vu des vives tensions entre les deux pays et à quelques jours de la mise en œuvre de la deuxième étape des sanctions décidées par Donald Trump contre la République islamique, il s’avérait impossible, au grand dam des dirigeants de Téhéran, de les y inviter. En outre, les Turcs et les Russes ne pouvaient pas inviter l’un des deux pays sans l’autre, puisque cela aurait été immédiatement dénoncé et pouvait risquer de mettre en cause le petit pas en avant constitué par cette réunion.

Quels sont aujourd’hui les jeux d’alliance et les rapports de force qui se jouent dans la région, avec quels enjeux stratégiques et géopolitiques ?

Comme évoqué précédemment ce sont les soutiens de Bachar Al-Assad, Russie et Iran, qui détiennent les meilleurs atouts.  Mais c’est la présence de la France et de l’Allemagne lors de mini-sommet qui fut marquant et étonnant, l’Union européenne, en tant que telle, étant une fois de plus totalement absente. La présence des deux puissances européennes est significative, alors que nous savons pertinemment qu’aucun de ces deux États n’est en mesure de véritablement peser sur la situation syrienne. Il y a donc une part de manœuvre des dirigeants russes et turcs. Par ses invitations à l’Allemagne et à la France, le président Erdogan leur fait une bonne manière pour les remettre partiellement dans le jeu, tout en sachant que ces deux pays n’ont en réalité que peu de moyens pour peser véritablement. Remettre en selle les deux voisins européens dans ce jeu diplomatique à multiples entrées et jouer la carte du multilatéralisme ne peuvent être que politiquement payant pour Moscou et Ankara.

La Russie possède les meilleures cartes et les utilise habilement. Si depuis 2015 Moscou a déployé une intense intervention militaire, elle est désormais de plain-pied dans la séquence politique et diplomatique. En effet, ce n’est évidemment pas Recep Tayyip Erdogan seul qui a choisi d’organiser le mini-sommet et d’inviter les deux puissances européennes. Pour la Russie, cela fait aussi partie de la riposte au bras de fer initié par Donald Trump à son encontre, ce qui est plutôt habile.

Si la Russie et l’Iran sont donc les principaux vainqueurs du conflit syrien, cela ne fait pas disparaître pour autant les différences qui existent entre les deux partenaires. On peut même faire le pari que ces divergences vont s’aiguiser et s’affirmer publiquement dans les mois à venir. La logique russe depuis 2011, et surtout 2015, était et est toujours de ne surtout pas voir la Syrie se transformer en un trou noir stratégique, de tout faire pour éviter l’écroulement des institutions étatiques. Pour ce faire, le soutien à Bachar Al-Assad était nécessaire, ce qui ne lui vaut pas pour autant un soutien russe inconditionnel dans les solutions politiques qu’il faut mettre en œuvre pour désormais construire la paix. On peut même imaginer que les dirigeants russes pourraient effectivement s’en débarrasser à terme. Ce qui leur importe est que l’État syrien ne s’écroule pas et, de ce point de vue, ils sont parvenus à leurs fins. Les Iraniens, pour leur part, soutiennent et soutiendront Bachar Al-Assad de façon inconditionnelle parce que cela correspond à leurs intérêts géopolitiques régionaux. On voit donc que les divergences sur l’avenir politique de la Syrie sont réelles entre Moscou et Téhéran.

La construction de la paix s’avère donc un objectif semé d’embûches. Non seulement l’épineuse question d’Idlib n’est pas réglée, mais on peut aussi supposer que les dirigeants iraniens ont peu apprécié de ne pas être conviés au mini-sommet d’Istanbul et d’être en quelque sorte mis à l’écart de la diplomatie régionale. Pour autant, il serait bien prématuré de considérer que la rupture est consommée. Les Russes cherchent pour leur part à donner des gages à leurs partenaires iraniens. Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe a ainsi reçu une importante délégation iranienne le 24 octobre.

Nous sommes donc à un moment où les puissances qui semblaient les plus impliquées au début de cette guerre ne le sont plus aujourd’hui, à l’image de monarchies du Golfe qui sont désormais beaucoup moins influentes sur le dossier syrien. Les puissances occidentales, quant à elles, malgré la présence des Allemands et des Français, ne sont plus guère en situation d’initiatives. Nous voyons donc une reconfiguration des rapports de force non seulement régionaux, mais aussi internationaux, ce qui constitue un indicateur des difficultés de la diplomatie états-unienne et plus généralement des diplomaties occidentales sur ce dossier syrien.

L’affaire Khashoggi semble avoir renforcé Recep Tayyip Erdogan. Quelle stratégie poursuit le président Erdogan tant sur les plans nationaux qu’internationaux ? Cela a-t-il eu un impact sur le sommet ?

Je ne cesse de le répéter depuis longtemps : la Turquie n’est pas isolée dans la région. Oui, le pays a incontestablement connu des difficultés et a commis de nombreuses erreurs dans sa perception et sa gestion de la crise syrienne. La principale d’entre elles fut de considérer que le régime de Bachar Al-Assad allait rapidement tomber. Le président Erdogan en conçut non seulement une logique obsessionnelle, mais surtout des formes de complaisance à l’égard de certains groupes djihadistes. Cette politique, à l’époque, avait graduellement placé la Turquie en porte-à-faux.

C’est au cours de l’été 2016 qu’il y a eu une réorientation stratégique d’Ankara sur le dossier syrien, notamment marquée par un rapprochement avec la Russie qui lui a permis de se remettre dans le jeu. La Turquie a en effet ainsi pu initier des opérations militaires contre les Kurdes sur le sol syrien, avec l’aval des Russes. Ensuite, le pays a pu s’inscrire dans le processus d’Astana, avec les Russes et les Iraniens – qui pour leur part soutenaient le régime de Damas -, trouvant ainsi le moyen de se remettre au centre du jeu politico-diplomatique, voire militaire.

Suite aux opérations militaires turques dans le nord de la Syrie, certains analystes évoquent désormais l’existence d’un protectorat turc dans ces régions. Ce terme semble bien trop fort et il est inutile de simplifier ou caricaturer les choses. L’armée turque est effectivement présente dans plusieurs régions septentrionales avec la bénédiction et l’aval des Russes. Comprenons que ce qui reste essentiel et existentiel pour la Turquie, c’est la question kurde. Ankara est prête à tout faire pour empêcher qu’une zone autonome kurde se cristallise dans le nord de la Syrie. Clairement, les positions des Kurdes de Syrie organisées par le Parti de l’union démocratique sont moins affirmées aujourd’hui qu’il y a deux ans. Sont-ils battus ou éradiqués pour autant ? Non, mais ils possèdent moins d’atouts, cela semble une évidence. Ce qui explique qu’au cours de l’été 2018, des contacts entre les responsables du Parti de l’union démocratique et le régime de Bachar Al-Assad ont eu lieu. Une fois de plus, se mettent en place de subtiles imbrications qu’un raisonnement binaire a quelque difficulté à décrypter. Cela étant, il y a effectivement un recul des positions kurdes et un affaiblissement de leurs capacités à la fois militaires et politiques. C’est tout au profit de la Turquie.

Enfin, il est évident que l’affaire Khashoggi amplifie cette capacité de la Turquie à peser sur les évolutions régionales et lui permet d’apparaître comme incontournable. Quand Mike Pompeo a été envoyé en mission par Trump à la mi-octobre, il s’est rendu à Riyad et à Ankara. On put ainsi constater la façon dont la presse turque distillait, jour après jour, les informations sur la façon dont Khashoggi avait été éliminé. Lorsque nous connaissons la réalité de la situation de la presse turque, nous comprenons pertinemment que ces informations provenaient des services de renseignements et des profondeurs de l’appareil d’État. Cette façon de procéder est certes cynique, mais elle exprime surtout cette capacité de la Turquie à être un élément absolument central.

Est-ce que cette posture de la Turquie a eu un impact sur le mini-sommet du 27 octobre ? Évidemment oui. Le simple fait que cela se tienne à Istanbul, que les Turcs aient acquis cette importance politique avec l’accord des Russes, et que les deux États européens présents soient maintenant redevables au président Erdogan de les avoir remis dans la boucle de l’initiation d’un processus politique montre le renouveau de l’influence turque dans la région.
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