12.11.2024
Pourquoi les emplois les plus menacés par la robotisation et l’automatisation ne sont pas ceux qu’on croit
Presse
29 octobre 2018
L’effondrement des emplois industriels au cours des quatre dernières décennies dans les pays développés a eu tendance à être attribué au progrès technique plus qu’à la mondialisation des chaînes de production.
Sur la base de cette interprétation, qui est désormais remise en question par l’analyse sectorielle de la productivité, on a souvent pensé que l’automation menaçait essentiellement les emplois ouvriers et les emplois peu qualifiés plus généralement.
En réalité, il apparaît que, l’évolution, assez modeste, de la productivité industrielle dans le monde développé, hors secteur informatique, ne permet pas d’expliquer l’ampleur des pertes d’emplois manufacturiers, et indique donc un rôle limité du progrès technique dans ce phénomène.
Les métiers de service qualifiés ont pour leur part résisté à la mondialisation ; ce qui a conduit à une vision sociologiquecentrée sur l’opposition entre une élite urbaine et mobilequi serait durablement gagnante et les milieux populaires des zones périphériques.Cette vision est aujourd’hui dépassée.
En attribuant l’effondrement des emplois industriels au progrès technique, on en a déduit à tort que les emplois qualifiés dans les services n’étaient pas véritablement menacés par les bouleversements technologiques en cours. Les développements techniques et économiquesliés à l’intelligence artificielle vont remettre en cause la stabilité associée à ces emplois ainsi que les constructions sociales et politiques qui reposaient sur cette dichotomie.
Il n’existe certes pas de lien direct ni immédiat entre les développements technologiques et l’évolution du marché du travail, qui est le fruit d’une construction sociale complexe,dépassant souvent les règles simples de la théorie économique. Il faut parfoisune vingtaine d’années pour qu’une technologie, à partir de sacommercialisation, ne se traduise par un bouleversement dans l’organisation du travail, qui plus est dans les services, où la contribution individuelle à la création de valeur est moins directe et moins transparente que dans le secteur manufacturier. De nombreux emplois de service, qualifiés, sont néanmoins en première ligne en ce qui concerne les effets de la digitalisation et de l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle, sous la forme du deeplearning centré sur une tâche, relève moins aujourd’hui de grandes avancées conceptuelles que de l’application de principes développés au cours des quatre dernières décennies, en profitant désormais d’une puissance de calcul adaptée, de données massives et d’un terreau scientifique/entrepreneurial qui appliquent méthodiquement ces techniques à un nombre croissant de tâches et de secteurs. L’heure est donc à une application assez méthodique de l’intelligence artificielle ; ce qui nécessite certes une expertise informatique poussée, mais moins que ce que suggère la vision abstraiteofferte parune partie des médias mondiaux. C’est cet aspect en réalité très incrémental qui fait que la Chine parvient à se positionner efficacement dans l’intelligence artificielle depuis deux ans, comme l’explique judicieusement Kai-Fu Lee dans son dernier ouvrage. Y contribue également une tendance à la collecte systématique des données personnelles qui, en comparaison, pourrait faire passer les GAFA pour des sociétés savantes désintéressées.
Cette application méthodique de l’intelligence artificielle dans le monde va, au cours des prochaines années, remettre en cause l’organisation sociale du travail, qui a eu tendance ces dernières décennies à mettre en avant des fonctions relevant de la comptabilité au sens le plus large et de la gestion administrative. Les tâches qui reposent sur des schémas répétitifs et prévisibles sont appelés à être remplacées en bonne partie, en ce qui concerne un segment important du travail comptable, juridique, notarial, des ressources humaines, etc, pour ne prendre que quelques exemples.
Et là où le remplacement du travail ouvrier nécessite des investissements robotiques certes de moins en moins chers mais tout de même lourds, on risque de s’apercevoir que le remplacement d’emplois administratifs qualifiés consacrés à des tâches répétitives n’aura qu’un coûtrelativement limité en termes d’implémentation de processus algorithmiques.
L’outil informatique a affecté la réalité des organisations au cours des trois dernières décennies. La simplification apportée par l’informatique est cependant encore loin d’avoir produit ses véritables effets de long terme sur le monde du travail. Internet et la révolution informatique des années 1990 plus généralement ne se sont traduits que par des gains de productivité limités dans les services, car dans le fond l’organisation du travail est restée ancrée dans sa forme héritée de la bureaucratisation des années 1950-60.
Dans le secteur financier par exemple, lorsque le volume de crédit s’est effondré pendant la crise mondiale de 2008, la productivité du secteur a chuté de façon durable car il semblait difficile, à l’époque, de réduire autant les postes, pour des raisons techniques et réglementaires notamment. Même dans ce secteur, on a tout de même observé un bouleversement de nombreuses activités, avec la chute, par exemple, du nombre de traders dans les grandes banques, où ceux-ci ont eu tendance à être remplacés par un nombre plus limité d’ingénieurs informatiques. La tendance ne connait aucune limite qualitative, des marchés les plus structurés et codifiés comme celui des actions jusqu’au marché des devises.L’intelligence artificielle apparaît désormais adaptée à de nombreux emplois du secteur financier qui avait été pourtant préservés en 2008, et notamment aux tâches qui relèvent de l’allocation de crédit.
Les barrières réglementaires restentun facteur de poids dans la préservation d’emplois administratifs et comptables qualifiés. Cependant, on peut penser que celles-ci seront progressivement levées au fur et à mesure que sera développée une offre commerciale concrète et éprouvée d’automation au moyen de l’intelligence artificielle, pour un nombre croissant de tâches et de secteurs économiques. Par-delà les constructions sociales complexes qui sous-tendent ces cadres réglementaires, l’évolution technologique fera inéluctablement sentir ces effets sur les emplois de service qualifiés, en dehors des tâches qui nécessitent une interaction humaine particulière.
Quelles sont les implications d’un tel défi concernant les emplois de demain ? Quels seront les moyens dont disposera la population active pour s’extraire d’une situation de vulnérabilité face à la robotisation et à l’automatisation ?
La technologie n’est que ce qu’on en fait, pour le meilleur comme pour le pire. On a vu, au cours des deux dernières décennies, l’organisation du travail évoluer de façon paradoxale avec le développement informatique. Le travail humain, au lieu d’évoluer dans un sens qualitatif et créatif, a plutôt eu tendance à s’orienter vers des tâches répétitives et prévisibles, notamment dans les métiers considérés comme intellectuels. En parallèle, une forme d’hyper-sociabilité, parfois acrimonieuse, s’est développée avec la multiplication de réunions ne remplissant pas nécessairement des objectifs productifs.
L’accompagnement du développement de l’outil numérique s’est traduit par une couche administrative supplémentaire qui aurait pourtant dû être rendue caduque par les moyens offerts par la technologie elle-même. Ces travers du travail humain, qui s’est bureaucratisé et a perdu en substance tout en devant très politique, rendent la structure actuelle du travail particulièrement vulnérable à l’automation.
Les emplois centrés sur l’implémentation de l’intelligence artificielle sont naturellement mis en valeur et nécessitent des compétences particulières, mais on constate également une certaine simplification de l’accès à la compréhension informatique. La prépondérance d’un langage comme Python, qui est d’une simplicité syntaxique sans précédent, en est un exemple. L’accès à l’informatique, en se simplifiant et en se prêtant à diverses strates de compréhension technique, pourrait permettre une réappropriation de l’automation par des milieux beaucoup plus larges.L’hyperactivité entrepreneuriale autour de ces outils, suivant des compétences très variées et qui échappent aux catégories bureaucratiques habituelles, en est une étape intéressante.
La maîtrise de l’intelligence artificielle relèvera notamment d’une capacité de conceptualisation algorithmique, qui peut à terme être accessible à une large partie de la population et prendre des formes variées. A l’opposé du schéma apocalyptique que semblent indiquer certains développements actuels, en particulier sur le marché des données, il serait possible d’adapter notre modèle économique et éducatif dans un sens qui permette de partager l’accès aux possibilités qu’ouvrent ces évolutions technologiques en termes de participation aux processus productifs et créatifs. La perspective d’une intelligence artificielle qui aurait un caractère général reste pour le moins lointaine, et l’intelligence humaine n’est pas la simple somme de compétences particulières. Combinée à l’évolution de la compréhension scientifique, qu’elle soit physique, médicale, ou autre,et aux autres innovations de la révolution industrielle en cours (dont la robotique et l’impression 3D notamment) la place de l’intelligence humaine reste à peu près illimitée pour orienter ce qui reste un outil informatique.
Quelles sont les implications et les conséquences politiques d’une telle situation de vulnérabilité des emplois qualifiés ?
On a vu monter, ces dernières années, en particulier depuis la crise mondiale, une prise de conscience de la fragilité des normes relatives au monde du travail, dans le contexte des évolutions technologiques, de l’instabilité du système financier et de la mondialisation. Une crise de croyance dans le monde du travail et le marché de l’emploi se développe et donne lieu à un certain nombre de prises de position et d’ouvrages intéressants sur ces sujets.
En parallèle, l’organisation politique des pays développés repose plus que jamais sur l’hypothèse d’une distinction durable entre des élites bénéficiant à la fois de la mondialisation et des évolutions technologiques d’un côté et les classes populaires reléguées de l’autre. Cette opposition, qui nourrit la rengaine du dépassement de la démocratie par une avant-garde administrative habitée par l’esprit de la gouvernance mondiale, est en réalité déjà caduque au vu de la relégation des jeunes générations éduquées dans un certain nombre de pays développés.L’idée selon laquelle les emplois administratifs qualifiés seraient pérennes sous-tend ce schéma binaire. Mais, plus en profondeur, le début de compréhension, semi-consciente, de la vulnérabilité de cette dichotomie existentielle par les couches concernées nourrit une angoisse qui accentue pour l’heure la crispationdu débat et les aspirations démiurgiques.