17.12.2024
Pourquoi parle-t-on de « criticité » des matériaux ?
Tribune
23 octobre 2018
Dans son rapport 2018, le Programme des Nations unies pour l’environnement notait une augmentation de 2 % des investissements dans les énergies renouvelables entre 2016 et 2017. Soit des montants cumulés d’environ 2 200 milliards de dollars depuis 2010.
Près de 157 GW de nouvelles capacités de production électrique renouvelables ont été ajoutés en 2017, ce qui représente près de 70 % des nouvelles capacités de production électriques. Les technologies du solaire, de l’éolien, de la géothermie, de la biomasse, de la valorisation énergétique des déchets, des énergies marines et de l’hydraulique (inférieur à 50 MW) représentent 12,1 % de la génération électrique mondiale, contre 11 % en 2016.
Le secteur du solaire (38 % des nouvelles capacités de production électrique) et la Chine (45 % des investissements dans les renouvelables) figurent au premier rang des bouleversements observés dans le mix électrique mondial.
Si les politiques de transition énergétique – dans lesquelles se sont lancés les pays pour faire face au changement climatique – diminuent la dépendance aux énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon), elles ne sont pas exemptes de nouvelles dépendances.
À une dépendance aux ressources fossiles pourrait bien se substituer une dépendance à d’autres ressources, notamment minérales. Cette dernière est communément appelée « criticité ».
À l’heure actuelle, de nombreuses études (publiées notamment en 2016, en janvier 2018 ou en février 2018) se focalisent sur le lithium, le cobalt ou les terres rares, mais les métaux ou matériaux structurels (aluminium, cuivre, ciment, nickel, etc.) utilisés dans de très nombreux secteurs doivent aussi être étudiés dans le cadre des politiques de transition énergétique.
Un intérêt grandissant pour cette question
La littérature scientifique au sujet de la « criticité » des matériaux est vaste. Depuis 2000, et selon la base de données Scopus (consultée pour cet article en juin 2018), plus de 2 000 articles, textes de conférences ou autres ressources « examinées par des pairs » ont été publiés sur la question de la criticité des matériaux, dont près de 80 % depuis 2010.
S’y ajoutent les études globales produites par les organismes gouvernementaux (comme le Comité pour les métaux stratégiques) et internationaux (comme la Banque mondiale), qui reflètent l’intérêt et les préoccupations des corps économiques (entreprises, États), politiques, et des sociétés sur ce thème.
Dans ces nombreuses études, les matériaux analysés diffèrent selon les espaces, les finalités (études de risques, prospective, etc.) et les temporalités envisagées. La grande complexité du sujet et ses ramifications économiques et géopolitiques rendent souvent difficile une approche globale.
Une notion à géométrie variable
Derrière le terme de « criticité » se cachent de nombreuses notions, utilisées à plus ou moins bon escient par la littérature scientifique ou grand public.
Dans une note de l’Ademe, le spécialiste Alain Geldron affine cette notion, en distinguant : les métaux « rares » ou peu abondants (leur concentration dans la croûte terrestre est comprise entre 1 et 1 000 ppm, c’est le cas du plomb, du cuivre, du zinc, du nickel et du cobalt) ; les métaux « très rares » (concentration inférieure à 1 ppm, comme les platinoïdes, les métaux précieux, l’antimoine, etc.) ; les métaux « critiques » (relatifs à un épisode d’embargo ou de menaces de la part d’un pays producteur) ; les métaux « stratégiques » (en lien avec la dépendance d’un État, d’un secteur ou d’une entreprise) et enfin les « petits métaux » (qui se rapporte au volume produit et à la taille du marché).
Ces aspects définitionnels mettent en évidence la difficulté d’appréhender globalement l’ensemble des risques relatifs à la question des matières premières dans la transition énergétique : risque géopolitique (c’est cas des terres rares, produites en Chine à 83 %), risque économique (embargo, manipulation de marché, etc.), risque lié à la production (sous-investissement) et risque environnemental ou social (émissions de polluants liés à la production, conséquences sanitaires, destruction de paysage, etc.).
Le rôle des matrices d’évaluation
Historiquement, les analyses de criticité ont utilisé un outil de gestion – appelé « matrice de criticité » – qui permet de représenter de manière graphique deux dimensions du risque : la probabilité de réalisation du risque et sa sévérité.
La première matrice du genre n’a été établie aux États-Unis qu’en 2008 et sur la base d’un double critère : l’importance économique de la ressource et le risque de restrictions d’approvisionnement potentiel. Plus le positionnement d’une matière première se rapproche du coin nord-est de la matrice (voir la figure ci-ci-contre), plus cette dernière sera jugée comme « critique ».
Cette approche a été reprise dans les rapports publiés en 2011 et 2014 par la Commission européenne pour évaluer la criticité de certains éléments chimiques. Dans un nouveau rapport, publié en 2017, le nombre d’éléments considérés comme « critiques » s’élève désormais à 27 (voir le tableau ci-contre).
Qu’est-ce qui est pris en compte ?
Le point de départ de toute étude de criticité est de savoir de quel point de vue l’on cherche à se placer pour déterminer si une matière première peut s’avérer ou non critique.
La première considération à prendre en compte est d’ordre géographique (échelle mondiale, régionale ou nationale) – il n’y a pas d’universalité de la criticité. La deuxième considération est celle de la nature de l’entité consommatrice de la matière première (économie nationale, industrie, entreprise ou technologie). La troisième est temporelle car le progrès technique, les processus de production et la mise sur le marché de nouveaux produits engendrent dans le temps des variations de consommation des différents matériaux.
Une fois le cadre défini, les études cherchent à distinguer d’une part les risques sur l’offre de matière première et d’autre part l’importance économique et technique de celle-ci. Une troisième dimension a été ajoutée récemment : les conséquences environnementales liées à la production de la matière première.
Dans ce cadre méthodologique, les enjeux écologiques sont représentés sur un troisième axe qui vient compléter la matrice de criticité. Les conséquences écologiques de la production d’un matériau incluent, sur la base des inventaires d’analyses de cycles de vie, les impacts sur les écosystèmes et sur la santé humaine. Par exemple, les pollutions locales liées à l’extraction des terres rares représentent un coût sanitaire élevé.
Chacune de ces trois dimensions est quantifiée à l’aide de différents indices qui peuvent être agrégés suivant plusieurs méthodes.
Une limite majeure des analyses de criticité réside dans la pluralité des indices utilisés et leurs modes d’agrégation pour quantifier les concepts de risque d’approvisionnement, d’importance économique et, quand cette dimension est prise en compte, de conséquences environnementales. Cette hétérogénéité des indicateurs, l’absence de consensus académique sur le sujet et l’utilisation par les chercheurs de méthodologies propres ne permet pas en effet de comparaisons entre les résultats des différentes études.
La dimension géopolitique en question
Parmi les indicateurs les plus souvent mobilisés dans la littérature, on trouve le Herfindahl Hirschman Index (HHI) des firmes productrices et/ou des pays producteurs, le World Governance Index et le Global Political Risk Index (mesure du risque-pays), les réserves et ressources encore disponibles (mesure de la raréfaction géologique), la dépendance en tant que coproduit, les projections d’augmentation de la demande, les taux de recyclage de la matière première, le degré de substituabilité par d’autres matériaux (évalué qualitativement) et le prix de la matière première.
Au vu de la sensibilité des résultats aux méthodes et aux données, il est difficile de faire émerger un consensus sur le risque d’approvisionnement lié à une matière première, sauf dans le cas où tous les indicateurs s’accordent pour alerter d’un risque important.
Une dernière lacune méthodologique réside dans l’appréhension de la dimension géopolitique (comprise comme l’étude des rapports de force internationaux). Celle-ci est généralement incluse dans l’évaluation du risque d’approvisionnement à travers divers indicateurs : les deux plus courants sont la concentration de la production et la stabilité politique, évaluée la plupart du temps à l’aide du World Governance Index. La concentration de la production s’avère être l’indicateur le plus communément utilisé dans les études de criticité. L’indicateur de stabilité politique est évalué la plupart du temps en fonction du World Governance Index.
Outre le fait que le concept de stabilité politique – indicateur constamment mobilisé dans les études de criticité – demeure relativement flou et soumis à toute sorte de biais, que la relation entre bonne gouvernance et stabilité politique n’est pas tout à fait linéaire, la relation causale entre instabilité politique et risques d’approvisionnement mériterait de plus amples recherches empiriques.
La criticité n’est ainsi ni universelle, ni intemporelle, ni binaire. Elle varie en réalité en fonction des intérêts économiques (commerciaux, technologiques, financiers) et politiques (sécurité, défense, politique étrangère) d’un État, dont elle est nécessairement le reflet. La nécessité de prendre en compte la dimension géopolitique et d’en affiner la mesure quantitative et qualitative, dans les études sur la criticité apparaît ainsi comme un défi essentiel, à la fois pour le chercheur et le décideur.
Article co-écrit également avec Clément Bonnet, Économiste, IFP Énergies nouvelles ; Gondia Sokhna Seck, Spécialiste modélisation et analyses des systèmes énergétiques, IFP Énergies nouvelles et Marine Simoën, Ingénieure de recherche en économie, IFP Énergies nouvelles
Article proposé dans le cadre du projet GENERATE (Géopolitique des énergies renouvelables et analyse prospective de la transition énergétique), mené par l’IRIS et l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN) et financé par l’Agence nationale de la Recherche (ANR).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.