20.11.2024
Merkel dans la tourmente : mais à quoi pourrait ressembler une Europe post-Angela ?
Presse
1 octobre 2018
Le système de gouvernement d’Angela Merkel, qui avait été pensé comme un dépassement des clivages, aura paradoxalement accéléré la décomposition de la synthèse ordolibérale d’après-guerre, sur laquelle s’était rebâtie la vie politique du pays.
Le crépuscule de l’ère Merkel a débuté avec l’élection fédérale de l’an passé, qui a vu l’envolée de l’extrême droite allemande et l’affaiblissement spectaculaire des deux parties de la grande coalition. La chancelière semble désormais avoir perdu le contrôle de son groupe parlementaire. Cette évolution est d’autant plus lourde de conséquences que l’aile droite de la CDU/CSU, en s’émancipant de la grammaire merkelienne, tend à converger vers la ligne de l’AfD, tout en la condamnant avec emphase, plutôt qu’à s’interroger sur une réorientation politique concrète à l’attention des couches sociales paupérisées.
La confrontation actuelle se concentre sur la question de l’immigration et la condamnation de la politique de la porte ouverte qu’a mise en œuvre Angela Merkel en 2015.
On a notamment vu, au cours des derniers mois, de fortes dissensions entre la chancelière et son ministre de l’Intérieur Horst Seehofer, chef de la CSU bavaroise, sur la question des flux migratoires et de la gestion des frontières nationales. Le virage identitaire du climat politique ne se limite pas, pour autant, au débat sur l’immigration déclenché par la politique d’Angela Merkel.
On constate une évolution identitaire liée à la notion de déculpabilisation, qui travaille un pan de la vie politique allemande, et dont l’AfD se fait l’incarnation. Cette tendance s’est notamment traduite pas le considérable succès l’an passé de Finis Germania, un ouvrage posthume de Rolf Peter Sieferle, qui fut un temps conseiller de la Chancelière. Ce livre, qui a été intégré à la liste des bestsellers du magazine Spiegel avant d’en être exclu, comporte notamment un long développement sur « la mythologie de la Shoah ». Le peuple allemand y est explicitement présenté comme « victime » de l’Holocauste, en raison de ses conséquences historiques pour l’Allemagne. Ainsi, lorsque le chef de file de l’AfD au Bundestag, Alexander Gauland, lui-même issue de la CDU, évoque la fierté liée aux « accomplissements des soldats allemands dans les deux guerres mondiales », cela participe d’une stratégie aussi redoutable que réfléchie, bien plus que d’un dérapage incontrôlé.
Alors qu’Angela Merkel s’est efforcée de neutraliser le débat politique allemand depuis 2005, en prenant constamment des idées à tous les courants de l’échiquier politique fédérale pour se maintenir au pouvoir, dans le contexte de coalitions à répétition, la fin de sa carrière politique est paradoxalement marquée par un braquage brutal et radical du débat politique. L’AfD, qui à la fois conquiert une partie de l’électorat de la CDU/CSU et du SPD et accueille chaleureusement des factions néo-nazies, en est le principal acteur. Mais la vague identitaire, sous des formes et des intensités variées, dépasse de plus en plus clairement ses rangs, et ce serait une erreur que d’y voir une simple affirmation de souveraineté.
Comment anticiper les conséquences que pourraient avoir cette transformation politique allemande pour la construction européenne ?
Les développements de l’intégration européenne des dernières décennies ont reposé sur la théorie selon laquelle l’élite allemande nourrissait une vision de la coopération européenne centrée sur l’adhésion à son modèle économique dit ordolibéral. Dès lors, les différents pays devaient converger vers ce modèle de façon à pouvoir atteindre les standards d’efficacité de l’économie allemande et jouir d’échanges commerciaux libérés par l’abaissement de toutes barrières, en particulier monétaires grâce à la monnaie unique. En retour l’Allemagne devait progressivement se laisser aller à ce qui devait ressembler de plus en plus à une union fiscale avec le reste de l’union monétaire.
L’ordolibéralisme a toujours reposé sur une certaine focalisation sur les déficits publics et l’inflation. Mais l’ordolibéralisme, tel que pensé dans l’après-guerre par un penseur comme Walter Eucken, était avant tout une forme de libéralisme, dans son sens le plus complet, conçu comme un antidote au système national-socialiste. Les pères de l’ordolibéralisme s’étaient distingués en refusant de soutenir le système hitlérien. C’était notamment le cas du chancelier Ludwig Erhard, qui entretenait certes des relations tendues avec le Général De Gaulle dans les années 1960 dès qu’il s’agissait de coordination macroéconomique et monétaire, mais qui ne pouvait être accusé de défendre une vision nationaliste.
La notion d’ordolibéralisme, telle qu’utilisée aujourd’hui aussi bien par les conservateurs allemands qui s’en revendiquent que par leurs opposants en France et dans le Sud de l’Europe, ne renvoie en rien à la conception politico-économique d’origine. Il s’agit d’une doctrine nationale de restriction fiscale et d’expansion commerciale non-coopérative, et non d’une philosophie politico-économique qui serait susceptible de pouvoir encadrer la coopération européenne et d’être partagée.
L’échec des projets d’intégration fédérale de la zone euro en découle naturellement. Le fait que des pays comme la France envoient des « signaux positifs » au gouvernement allemand en termes d’adhésion à leur doctrine fiscale, n’a guère de conséquence en ce qui concerne la volonté allemande de dépasser ses tabous pour accepter une quelconque forme d’union fiscale, même très partielle.
Les idéologues de l’AfD, qui se présentent comme libéraux sur le plan économique, ne sont en rien des ordolibéraux au sens d’Eucken. Sur le plan économique comme sur le reste, leur doctrine est focalisée sur ce qu’ils perçoivent des intérêts nationaux allemands, au dépend des autres, notamment sur le plan commercial. Leur influence sur la vie politique allemande ne peut qu’accentuer cet écart entre la dure réalité et le modèle imaginé par les partisans d’une union fédérale. Cet écart en lui-même est porteur d’une dégradation fulgurante du cadre de coopération européen et nécessiterait le retour à des négociations pragmatiques entre gouvernements sur les politiques macroéconomiques en vue d’un rééquilibrage réel.
Plus globalement, comment s’inscrit cette situation dans le jeu mondial actuel, notamment dans l’opposition européenne à Donald Trump, qui avait été « imaginée » suite à la visite de Barack Obama à Angela Merkel au lendemain de la victoire du milliardaire américaine à la présidence des Etats-Unis ?
Ce grand mouvement de pendule avait effectivement vu l’Allemagne d’Angela Merkel désignée comme le principal rempart de la démocratie libérale face à Donald Trump. Puis ce fut au tour d’Emmanuel Macron, présenté comme sauveur de l’Europe et défenseur du modèle progressiste, jusqu’à ce qu’une certaine prise de conscience de ses difficultés politiques n’altère ce jugement. Ces mouvements de pendule occupent beaucoup les commentaires mais ne correspondent pas nécessairement aux tendances plus approfondies. Aux Etats-Unis par exemple, une majeure partie de l’élite, toutes tendances politiques confondues notamment chez les opposants à Donald Trump, s’inquiète de l’évolution allemande, notamment des politiques économiques déséquilibrées du pays qui font peser un poids démesuré sur l’économie mondiale.
Au vu de la crise politique allemande et du tournant identitaire marqué, l’idée d’un axe progressiste européen ou franco-allemand qui lierait le parti d’Emmanuel Macron à la CDU-CSU est assez surprenante, ne serait-ce que sur le plan sémantique. Le couple franco-allemand n’a plus de véritable existence depuis un quart de siècle. Les projets de parachèvement de la construction monétaire ont été rejetés dans l’essentiel par la partie allemande et, pour l’heure, il n’existe pas même de dialogue sur l’idée d’une coordination des politiques économiques pour rééquilibrer nos relations, en dehors de l’idée d’un perpétuel ajustement fiscal dans les pays partenaires de l’Allemagne. Le fossé franco-allemand est aujourd’hui considérable, et l’évolution politique allemande en cours promet de compliquer encore les échanges. Sur le même modèle, l’idée d’une union des forces populistes en Europe qui germe dans l’esprit de Steve Bannon, par exemple entre les lepénistes et l’AfD, n’a guère de sens.
Il existe évidemment des tendances communes entre les pays, qu’il s’agisse des doctrines économiques ou politiques. Mais l’idée de deux grands axes qui rassembleraient les courants politiques des différents pays, mus par de grands mouvements de balancier historique, et dont l’échelle de temps serait de quelques mois, est pour le moins décalée, qu’il s’agisse de la notion d’un front progressiste européen ou d’un front populiste qui fait penser à une sorte de mondialisme à indice négatif. Ces notions qui visent prétendument à établir des ponts entre pays pour mener un combat idéologique de plus grande échelle reposent souvent sur la méconnaissance des diverses cultures politiques nationales. Cela est particulièrement frappant en France lorsqu’il s’agit de l’Allemagne, en ce qui concerne l’idée d’un grand front progressiste avec la CDU comme celle d’une alliance populiste avec l’extrême droite allemande.
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