15.12.2024
« La Stratégie humanitaire de la République française 2018-2022 », fruit d’un dialogue avec des ONG ?
Tribune
10 septembre 2018
La stratégie humanitaire de la République française 2018-2022 mérite de larges commentaires, mais il ne s’agit pas ici d’y contribuer. Seul l’avant-propos, qui évoque notamment le sujet des relations entre l’État français et les ONG, a retenu notre intérêt, confirmé par la parution dhttp://(1) https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/action-humanitaire-d-urgence/strategie-humanitaire-de-la-france-2018-2022/e l’article « Les défis de la nouvelle stratégie humanitaire française« , écrit par Benoît Miribel et d’Alain Boinet, tous deux anciens dirigeants de grandes ONG humanitaires.
A une époque pas si lointaine, les gouvernements ne voyaient pas les ONG comme des actrices fiables de la scène internationale. Parfois même des noms d’oiseau volaient bas entre État et ONG : manipulation, instrumentalisation, ingérence, organisations illégitimes et non démocratiques… Ce temps paraît révolu. En effet, le pouvoir exécutif semble vouloir s’attribuer une part du succès des équipes humanitaires qui porteraient les couleurs de la France. Est-ce la conséquence d’une posture particulièrement coopérative de certaines grandes ONG françaises ou de leurs dirigeants ? Est-ce l’aboutissement d’une histoire singulière faite de proximité, voire de sentiments ?
« Je tiens à leur rendre hommage [aux ONG] pour leur dévouement sans faille. […] Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères est fier de relever avec les ONG françaises ce défi [la réforme du système humanitaire mondial] aussi ambitieux que nécessaire. Qu’elles soient assurées que la France est et restera à leurs côtés pour protéger la vie et la dignité humaine, et conforter le droit international. » De quel plus bel éloge « sans faille » les humanitaires français pouvaient-ils rêver ? Surtout de la part d’un ministre qui, il y a peu, était celui de La Défense et qui très diplomatiquement évite l’émotion suscitée par des comportements inappropriés sur le terrain de certains humanitaires et les procédures de contrôle déontologique défaillantes de certaines grandes ONG. Il est vrai que les accusations récentes de harcèlement et d’agressions sexuelles ont d’abord touché OXFAM Great Britain. Exprimer publiquement une stratégie d’État est un acte de transparence utile. Reconnaître le travail des ONG est une chose heureuse, mais encenser les ONG dans un document à caractère normatif de l’État en est une autre, rare, qui pourrait donner le sentiment que les ONG sont sorties du champ de la critique qu’elles revendiquent pourtant, en vertu notamment de leur principe d’indépendance.
Cette observation se trouve renforcée par le fait que certains réduisent encore trop souvent le débat sur l’indépendance des ONG face à l’État à la seule analyse technique sur le ratio, l’origine, la diversification et la conditionnalité des fonds publics. À titre de récente illustration, on peut citer un extrait de l’article de Benoît Miribel et Alain Boinet : « Fières de revendiquer leur indépendance d’intervention, la plupart des ONG françaises ne boudent toutefois pas, alors, les financements du gouvernement français s’ils ne sont pas conditionnés et s’ils permettent de respecter les principes humanitaires chers aux ONG. » Pour le moins, il aurait été utile d’approfondir la question suivante : quelles formes les fonds humanitaires d’État non conditionnés peuvent-ils prendre dans un pays qui affirme que « L’action humanitaire est un des piliers de [sa] politique étrangère » ? Dans un univers où la naïveté n’a pas sa place, avons-nous affaire à deux vérités conciliables en raison de l’élasticité des principes et des intérêts ?
En parcourant plus avant l’avant-propos de la stratégie humanitaire de la République française 2018-2022, on pressent, après les embrassades d’un cousinage, une certaine tentation de fusion-absorption. En effet, à lire le document, on pourrait en déduire que l’action humanitaire c’est la France, le « N » d’ONG étant au passage un peu déboité : « La France a contribué de façon décisive à sa définition [l’action humanitaire], aux débats qui l’ont façonnée, à son développement et à son expansion, tant sur le terrain, grâce au rôle pionnier de ses [on notera le possessif] ONG, que dans les enceintes internationales. » Peut-être l’exécutif pense-t-il également, à juste titre, aux effets sur les grandes ONG de la loi 1901, du mécénat et bien sûr des millions de subventions qui soutiennent l’action des associations. Mais, ce faisant, il relativise l’importance des initiatives privées individuelles et collectives, y compris étrangères et les tensions sur le principe d’indépendance des ONG. Sans compter le fait qu’il interprète quelque peu le Bulletin officiel des finances publiques qui dans sa définition de l’humanitaire au regard du mécénat ne lie pas l’humanitaire à la politique des affaires étrangères : « Présentent un caractère humanitaire les organismes dont l’activité consiste à secourir les personnes qui se trouvent en situation de détresse et de misère, en leur venant en aide pour leurs besoins indispensables et en favorisant leur insertion et leur promotion sociales. »
L’histoire, dans laquelle même l’ONG MSF, » le cavalier seul » cher à Rony Brauman, est gratifiée malgré notamment son opposition à la politique européenne d’accueil des réfugiés, est polarisée dans la stratégie humanitaire de la République française: « Depuis la négociation des conventions de Genève en 1864, en passant par l’action des « french doctors » au Biafra, l’accueil des boat people vietnamiens et la création d’ONG aussi emblématiques que Médecins sans frontières, Handicap international – respectivement prix Nobel de la paix en 1997 et 1999 -, Action Contre la Faim ou encore Médecins du Monde, la France s’est impliquée dans ce qui est devenu au fil des décennies un domaine à part entière des relations internationales. » Exit Florence Nightingale et Henri Dunant au XIXe siècle, l’Abbé Pierre et son appel de l’hiver 54, Save the Children créée en 1919, OXFAM en 1942, CARE en 1945, les mouvements des citoyens européens au profit de la population en ex-Yougoslavie dès 1991, les ONG du Sud…
La tonalité et le séquençage historique utilisés dans la stratégie humanitaire de la République française peuvent se comprendre s’agissant d’un avant-propos qui tient notamment à saluer le travail des ONG, mais il n’est pas inutile alors de préciser certaines choses. En fixant les conventions de Genève comme point de départ de l’action humanitaire, le document mêle Droit international humanitaire (DIH) et action humanitaire, c’est-à-dire « droit de la guerre » et action humanitaire. Or, ces deux notions ne se confondent pas. S’agissant des prix Nobel de la Paix, il y a lieu d’indiquer, d’une part, que l’association Handicap international (HI) a reçu le sien en 1997 dans le cadre d’une campagne internationale pour interdire les mines antipersonnel, campagne regroupant plus de 1000 organisations dans 60 pays et, d’autre part, que son président, Philippe Chabasse, s’en prenait à l’époque à l’Hexagone : « La France s’oppose au processus de signature rapide d’un accord d’interdiction totale. » Quant à MSF, son président du conseil international, James Orbinski, avait jugé bon de rappeler en 1999 à Oslo que : « L’action humanitaire prend place lorsque l’action politique a échoué ou est en crise. Nous ne cherchons pas à nous substituer au pouvoir politique, mais avant tout à soulager les souffrances. Cette action doit être libre et indépendante de toute influence politique. Les pouvoirs politiques eux doivent garantir un cadre dans lequel elle puisse être menée. » Enfin, quant au Biafra, berceau en quelque sorte de MSF, il est vrai qu’il était également le lieu d’action de l’État français, mais pour des raisons bien différentes de celles de l’ONG si l’on en croit l’article de Rony Brauman, ancien président de MSF, article intitulé « Biafra-Cambodge : un génocide et une famine fabriqués ».
Dans leur article Benoît Miribel et Alain Boinet montrent le chemin parcouru en 10 ans, chemin dont ils revendiquent une bonne part de paternité. Ils insistent sur le fait que « rien ne bouge sans dialogue ni mobilisation » et appellent à la « responsabilité collective de suivre activement ensemble la question des moyens affectés à cette nouvelle stratégie humanitaire française. » Certes, mais cela ne peut se faire qu’à la condition de veiller, encore et toujours, à la bonne distance entre l’État français et les ONG françaises. Sauf à dire que les deux écosystèmes, État français et grandes ONG humanitaires françaises, se sont découverts un estran complètement dépolitisé.