ANALYSES

Brésil : l’émergence, enjeu caché des élections présidentielles et législatives

Tribune
7 septembre 2018


Un éditorialiste du quotidien de Rio de Janeiro, « Jornal do Brasil », s’étonnait le 31 août, de l’absence de toute référence internationale dans la campagne électorale. La remarque est exacte. Et sans doute injuste pour les candidats en lice, qui bataillent en effet pour leur survie et celle de leurs partis politiques comme jamais dans l’histoire politique et électorale brésilienne. Cette dimension n’a pas échappé au théologien Leonardo Boff qui vient de publier un ouvrage en pleine campagne présidentielle, intitulé, « Brésil, conclure la refondation ou prolonger la dépendance ». Roberto Mangabeira Unger, autre figure de l’intellectualité brésilienne a fait le même diagnostic, dans le même contexte électoral, « Sortir du colonialisme mental, repenser et réorganiser le Brésil ».

Débats d’intellectuels diront le café du commerce ou le café Colombo. Sans doute, mais qui ont l’immense mérite d’éclairer une voie politique pleine d’embûches et de nids de poule, réduisant la visibilité politique. Des parutions d’autant plus importantes que les grandes librairies de Rio de Janeiro comme de São Paulo ont depuis quelques mois pratiquement supprimé de leurs rayons les titres relatifs à la politique internationale. Ces derniers ont été remplacés par des publications relatives au commerce international, au droit en général et à la sociologie. De plus, les ouvrages écrits par des locaux ont également été substitués par des livres importés des États-Unis. Parallèlement, on note une inflation de titres relatifs au développement de l’initiative individuelle, souvent passant par le religieux.

Si du moins on accepte de regarder le Brésil avec un regard critique au sens intellectuel du mot, on ne dira jamais assez que depuis 2016, le pays a brutalement rompu avec les années Lula, caractérisée par la consolidation nationale en interne comme à l’international.

De 2003 à 2016, années des présidences Lula et Rousseff, les gouvernements ont fabriqué du consensus national. Les plus pauvres sont sortis de la misère et de la malnutrition et ont accédé au logement. Ils ont également pu entrer, modestement, mais de façon significative, dans la société de consommation. Mieux, leur dignité a été restituée avec la mise à niveau de l’apport africain dans les programmes scolaires. Le socle national ainsi élargi a donné aux dirigeants brésiliens la capacité de parler plus fort dans les enceintes internationales. Il suffit ici de rappeler le rôle du Brésil dans la reconfiguration de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et ses initiatives en direction des Sud-américains, de l’Afrique et du monde arabe, ainsi que son rôle au sein des BRICS.

De 2003 à 2016, afin de pérenniser son émergence, le Brésil avait décidé de consacrer les revenus tirés du pétrole  » off-shore » de la zone maritime dite « pré-sel » à l’éducation et à la santé. Pour se faire, les différents gouvernements brésiliens se sont appuyés sur des instruments et des entreprises publiques de premier plan tels que Petrobras, Embraer, BNDES, Electrobras. En outre, son armée avait été modernisée, en particulier sa Marine avec la coopération de la France. Une Marine chargée de défendre les richesses maritimes du pays.

En 2016, Dilma Rousseff, la présidente élue, a été destituée pour un crime constitutionnel inexistant, par un parlement dont la moitié des membres, selon l’ONG Transparency international, était et est suspectée de corruption. L’ex-président Lula a fait l’objet d’un acharnement judiciaire rare : détournements de procédures, écoutes de ses conversations téléphoniques avec la présidente Rousseff, condamnation à douze ans de prison sans preuve sinon la délation d’un condamné espérant une remise de peine. Bien qu’ayant fait appel et donc en attente d’un jugement ultime, le Tribunal électoral supérieur lui a interdit, le 31 août, de participer à la votation. Par ailleurs, les débats télévisés entre candidats, organisés avant le 31 août, lui ont été proscrits, anticipant donc la décision de justice d’interdiction. Fernando Haddad, candidat à la vice-présidence a également été privé de participation, n’étant pas candidat à la présidence. Un délateur opportun, le 4 septembre, a permis à la justice de le mettre en examen. Parallèlement, le candidat d’extrême droite, soutenu par les évangélistes et les militaires nostalgiques des années de dictature, est devenu la cible de la justice et des médias. Médias qui par ailleurs, s’efforcent de vendre un discours selon lequel le Parti des Travailleurs (PT), dont font partie Lula et Haddad, sont des rebelles à une justice d’une impartialité absolue.

Ce harcèlement judiciaire et médiatique se comprend mieux quand on regarde qui sont les bénéficiaires de la rupture de 2016. Le gouvernement, de fait, issu du coup d’état parlementaire, et consolidé par l’action d’une partie de la justice et le discours de médias partisans, a immédiatement rompu avec la politique du Brésil émergent. Une politique réformiste visant à l’équilibre budgétaire a été mise  en place. Les budgets sociaux ont été gelés pour 20 ans. Le code du travail a été flexibilisé. Les administrations publiques sont ouvertes à l’externalisation. Les universités publiques ont été invitées à l’austérité. La mémoire du pays a été sacrifiée. Les incendies du musée de la langue portugaise à São Paulo et de l’histoire nationale à Rio de Janeiro sont la métaphore de la rupture de 2016. Les plus pauvres ont, en conséquence, été contraints de revenir à la case départ. Ils peuplent en effet les rues de Rio de Janeiro la nuit, dans l’indifférence des pouvoirs publics. Les favelas n’ont plus de téléphériques les relayant au centre-ville, tous à l’arrêt. 13 millions de Brésiliens sont en chômage absolu. Les organisations spécialisées de l’ONU, de la FAO et de l’UNICEF ont tiré la sonnette d’alarme ; la faim a fait une réapparition brutale. La mortalité infantile est repartie à la hausse et 6 enfants sur 10 vivent sous le seuil de pauvreté. En 2017, le Brésil a connu le niveau de morts violentes le plus élevé du monde – hors pays en guerre – : plus de 60 000, en majorité pauvres, jeunes et noirs, dont 5000 victimes d’exécutions policières.

Toute cela pour quoi ? Le Brésil, signalent les pages économiques des quotidiens du pays, traverse sa période la plus sombre depuis un siècle. La croissance est proche de zéro. Le déficit industriel a été multiplié par 7 en 2017. Le système bancaire, comme les agro-exportateurs, n’ont jamais fait autant de profit, tout comme les grandes entreprises étrangères qui font leurs courses sans entraves. Boeing a pris le contrôle de l’avionneur Embraer. Les champs pétroliers off-shore ont été ouverts aux multinationales du pétrole. Electrobras est en cours de privatisation. La base spatiale d’Alcantara, proche de la Guyane française, pourrait être ouverte aux États-Unis. Tout cela sur fond de leçons démocratiques données aux autorités vénézuéliennes par un président sans légitimité morale, politique ni constitutionnelle.

José Serra, premier ministre des affaires étrangères du président de fait, Michel Temer, faisait l’objet de poursuites pour corruption. Ces dernières ont été suspendues le 28 août par une justice conciliante en raison de son âge, 70 ans. Lula en a 72, et est en tête des intentions de vote, malgré son emprisonnement et son interdiction d’élections. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a signalé sa préoccupation le 17 août. Le président Temer a tiré de ces événements une conclusion cohérente, avec l’esprit de son mandat de fait. Il a donné son accord à l’augmentation de salaire demandée par les juges, +16,3%. Pour autant, en dépit de cette convergence anti PT et anti émergence, le candidat des milieux financiers, Geraldo Alckmin stagne à 8% des intentions de vote.
Sur la même thématique