19.12.2024
Russie : manœuvres militaires d’envergure et rapprochement avec la Chine
Interview
3 septembre 2018
C’est un exercice militaire d’envergure qui se prépare en Russie, dans le centre et l’Est du pays : « Vostok 2018 » devrait réunir près de 300 000 soldats entre le 11 et le 15 septembre prochain. Il s’agit de l’exercice le plus imposant depuis la fin de la guerre froide, a affirmé ce mardi 28 août le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou. La Russie entend montrer ses muscles jusqu’en Asie, tandis que ses relations avec l’Europe sont mal en point et celles avec les États-Unis au plus bas. Alors que le Japon s’est récemment plaint du renforcement militaire russe en Extrême-Orient, la Chine, elle, participera à l’exercice.
Quels sont les objectifs russes avec cet exercice militaire d’envergure qu’est « Vostok 2018 » ? Pourquoi la Chine y participe-t-elle ?
Les objectifs de cet exercice sont multiples. Tout d’abord, vérifier la préparation des unités concernées ; ensuite, tester leur aptitude au combat ; enfin, améliorer la coordination entre les différentes armes et éléments engagés. Ce sont là des objectifs propres à tout exercice militaire, en Russie ou ailleurs. Il y a bien évidemment des objectifs plus politiques : faire une démonstration de force (notons qu’en parallèle, le ministère russe de la Défense a annoncé des exercices navals importants en Méditerranée) et montrer que la Russie est capable de mener des exercices de grande ampleur, de coordination de ses hommes tout en impliquant des pays étrangers dans ses manœuvres.
L’élément le plus significatif d’un point de vue diplomatique est la participation de la République populaire de Chine à cet exercice stratégique conduit par la Russie. Ce n’est évidemment pas anodin : la relation russo-chinoise, dans tous les domaines, y compris militaro-stratégique, se renforce depuis déjà quelques années – plus précisément depuis 2014 et le début d’une période de confrontation avec l’Occident. Cette relation a également franchi un cap sur les questions énergétiques et diplomatiques. Russes et Chinois ont jusqu’à présent réussi à rendre leurs positions compatibles sur des sujets où a priori leurs intérêts ne coïncidaient pas, comme les nouvelles « routes de la soie » chinoises et les divers projets russes en ex-URSS.
Cette participation chinoise à un exercice d’ampleur sur le théâtre asiatique est un signal très fort en direction des États-Unis. Elle s’inscrit dans un contexte très incertain en Asie du Nord-Est malgré le sommet de Singapour. Bien évidemment, ce signal peut être diversement perçu par d’autres pays, notamment par le Japon qui s’inquiète de la montée en puissance des relations militaires russo-chinoises. Or il se trouve qu’une rencontre entre le président russe et le Premier ministre japonais est prévue à Vladivostok lors du forum économique international, précisément pendant « Vostok 2018 ».
Cette démonstration militaire russe s’effectue-t-elle en réaction à la posture de l’OTAN ? Comment l’OTAN et l’Europe réagissent-elles à ces manœuvres ?
Jusqu’à présent, Européens et Américains ne se sont pas exprimés sur le sujet. Cela contraste avec les réactions alarmistes des Polonais et des Baltes l’an dernier lors des manœuvres « Zapad 2017 ». Il faut dire qu’il serait plutôt surprenant que l’OTAN s’émeuve d’exercices à la frontière mongole.
La Russie envoie un signal aux Américains : elle compte également en Asie, et, dans cette région, elle peut s’appuyer sur la Chine, même si cette dernière n’est pas à proprement parler un allié de Moscou. Ces deux puissances nucléaires, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, ont décidé pour la première fois de s’engager dans un exercice stratégique commun. Néanmoins, ce ne sont pas les premières manœuvres auxquelles Russes et Chinois participent ensemble. Par exemple, les Chinois avaient envoyé des observateurs lors de plusieurs entrainements russes. Les Russes avaient de leur côté participé à plusieurs exercices en Chine. Cependant, l’ampleur de ces préparatifs était bien moindre. Là, nous avons une réelle montée en puissance. C’est d’autant plus remarquable qu’il y a cinquante ans, Moscou et Pékin étaient à deux doigts d’un conflit nucléaire. Si nous mettons en perspective ce qui se passe, c’est tout à fait spectaculaire.
Quel est aujourd’hui l’état des armées russes ? Engagées sur plusieurs fronts depuis plusieurs années, arrivent-elles à maintenir l’effort de guerre et à intervenir de manière efficace ?
L’état des armées russes en général est bien meilleur aujourd’hui qu’il y a 5 ans, 10 ans et, a fortiori, 20 ans. Là encore, il faut essayer de voir d’où l’on part. En 1989, l’URSS disposait d’une armée puissante, bien équipée, massivement déployée dans les pays du pacte de Varsovie, mais également présente à la frontière sino-soviétique, avec plusieurs dizaines de divisions. Cette armée s’est très rapidement délitée au début des années 1990 du fait notamment d’un sous financement chronique et d’un rapatriement chaotique des unités stationnées en Europe de l’Est. La première guerre de Tchétchénie (1994-1996) avait mis en évidence la décomposition de l’outil militaire russe – en tout cas, de sa composante conventionnelle. Depuis une quinzaine d’années, Vladimir Poutine a accordé une très grande attention à la remise à niveau de l’armée. Un effort significatif a été engagé, en particulier depuis la guerre en Géorgie de 2008 qui avait révélé d’inquiétantes faiblesses. De vastes programmes de rééquipement ont été lancés, avec des budgets d’acquisition de plusieurs centaines de milliards d’euros, qui concernent aussi bien l’armée de terre, la marine de guerre que les forces aérospatiales. Il s’agit d’un vaste rattrapage, après une quinzaine d’années de sous-investissements. Une partie de l’effort a par ailleurs consisté à augmenter très sensiblement les soldes des officiers et des engagés sous contrats pour rendre plus attractif le service dans les forces armées. L’accent a également été mis sur les casernes, les logements et d’autres aspects de la vie quotidienne des militaires et de leurs familles. Aujourd’hui, être militaire en Russie, c’est appartenir à la classe moyenne – voire à la classe moyenne supérieure en province -, ce qui n’était pas le cas il y a 10 ans, et encore moins il y a 20 ans. Être militaire en Russie est de nouveau considéré comme prestigieux.
L’intervention en Syrie, lancée en septembre 2015 et qui a impliqué 63 000 hommes à ce jour, donne une idée du chemin parcouru. L’armée russe a su conduire une opération complexe, de grande ampleur, loin du territoire national, et atteindre les objectifs fixés par la direction politique du pays. Elle l’a fait avec des moyens assez modestes, et pour des coûts financiers qui restent très raisonnables, surtout si on les compare à ceux des opérations américaines en Afghanistan et en Irak. La Russie est aujourd’hui une puissance militaire de premier plan. Son arsenal nucléaire stratégique est équivalent à celui des États-Unis. Les forces conventionnelles, qui étaient en très mauvais état pendant une quinzaine d’années, montrent qu’elles sont capables d’actions ambitieuses. Ce qui ne veut pas dire que les Russes sont au niveau des Américains ou de l’OTAN, qui disposent de forces et de moyens conventionnels beaucoup plus importants. Mais la Russie est de nouveau perçue comme un acteur crédible, capable de se projeter au-delà de ses frontières et, ainsi, de protéger ses intérêts dans son environnement géopolitique immédiat.