19.12.2024
Guerre commerciale : « Il est temps de dire stop aux Américains »
Presse
22 juin 2018
Sylvie Matelly – Elle peut aller très loin. Mais je doute de la volonté politique des Européens, lorsqu’elle commencera à coûter cher. Il leur faut aujourd’hui sauver la face devant les Américains. Mais je pense que c’est important d’aller plus loin et pour les Européens de leur dire stop, ça suffit.
Le protectionnisme de Trump marque-t-il une rupture ?
Rappelez-vous d’où vient l’Union européenne. Après la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall devait financer des projets basés sur la coopération européenne. Lorsque les Américains ont voulu imposer leur droit de regard dans un projet concernant le charbon et l’acier, les Européens se sont fâchés et ont créé une communauté économique dédiée. La construction européenne s’est toujours faite de façon frontale contre les États-Unis, avec l’idée de constituer une puissance économique capable de négocier d’égal à égal. Les Américains l’ont toujours mal vécu. On reste dans une logique de confrontation de deux grandes puissances économiques, dont l’une ne s’assume pas. C’est de là que vient le problème.
Comment expliquer cette faiblesse européenne ?
Pour un certain nombre d’États membres, les États-Unis restent ceux qui ont assuré la sécurité de l’Europe face à la Russie. Il y a un autre élément moins palpable, qui concerne le sentiment d’être une grande puissance. Outre la Russie, deux pays se voient comme tels en Europe : la France et le Royaume-Uni. Quand on ne se sent pas en position de puissance, on ne construit pas l’Europe de la même manière et vous avez un peu de mal à vous positionner lorsque des grandes puissances vous menacent. Regardez la Suède : elle veut bien d’une Europe économique, mais la notion de responsabilité de l’Europe dans le monde lui est étrangère.
L’Europe peut-elle s’affirmer dans ce nouvel ordre mondial ?
S’affirmer, c’est accepter de jouer un rôle comme puissance. Ce qui passe d’abord par assurer sa défense et avoir une politique étrangère. Ce serait rassurant de voir l’Europe prendre en main sa défense.
Les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine sont-elles du même ordre ?
L’Europe a une économie en compétition directe avec les États-Unis, et n’existe pas politiquement parlant. Pour les Américains, il s’agit donc d’une force économique qu’il faut affaiblir avec très peu de risques de rétorsion. La Chine est un dossier plus compliqué pour l’administration américaine. D’abord parce qu’elle est une puissance beaucoup plus menaçante, qui ambitionne clairement de passer devant les États-Unis comme première puissance économique mondiale. La Chine se positionne aujourd’hui dans l’intelligence artificielle, le big data… Elle ne se laissera pas faire. Son économie est enfin très complémentaire de l’économie américaine, voire interdépendante, ce qui rend la tâche rude pour Donald Trump. Les États-Unis ne peuvent pas complètement se fâcher avec la Chine comme ils peuvent le faire avec l’Europe. Regardez l’affaire ZTE [les autorités américaines avaient décidé, en avril, de mettre fin aux exportations de composants américains destinés à l’équipementier télécoms chinois, accusé de violation de l’embargo contre l’Iran et la Corée du Nord, ndlr]. L’administration aurait pu en faire un exemple, mais Donald Trump est finalement revenu sur ses positions.
Croyez-vous qu’il peut y avoir une stratégie américaine délibérée dans l’usage des sanctions extraterritoriales ?
Je crois que c’est une question culturelle. Il y a un sentiment national qui dépasse tout ce qu’on peut connaître autour de nous. Aux États-Unis, la circulation de l’information est plus naturelle, plus fluide et systématique que chez nous. En France, tout est cloisonné. Les services secrets parlent peu aux entreprises et envoient seulement des alertes de temps en temps. Aux États-Unis, dès que la moindre enquête est menée par la CIA sur un acteur, toutes les parties concernées sont informées, dans l’administration et les entreprises du secteur. De la même manière, quand une entreprise comme GE a des vues sur l’Europe, je suis convaincue qu’elle passe des coups de fil pour s’assurer que tout va bien.
C’est de la guerre économique ?
C’est une forme de guerre économique, mais ce n’est pas un complot. Tout le monde ne se met pas autour de la table en disant : « Je veux racheter Alstom, il faut la tuer. » Par contre, on balise le dossier et ce faisant, on facilite la tâche de l’entreprise américaine. J’ai rencontré des représentants de l’Ofac (Office of foreign assets controls, chargé du respect des sanctions) à plusieurs reprises, ils ne comprennent pas les accusations contre eux. L’Europe comprend très mal cette guerre économique et la mène mal. La première chose dont se plaignent les grandes entreprises en Europe, c’est justement de ne pas avoir accès à l’information.
Pourquoi cette différence de culture ?
Nous avons cette culture du secret, du silo. Les Américains, eux, ont toujours considéré la politique commerciale ou la politique de sanction comme de la politique étrangère. Tout est lié dans leur système. Il y a aussi énormément de vases communicants et une porosité entre secteur public et privé. Tous les avocats sur la place de Washington sont passés par l’Ofac et y connaissent du monde. Les experts des think tanks ont souvent travaillé dans les cabinets. Nous appellerions cela du conflit d’intérêts, eux trouvent cela habituel.
L’Europe a-t-elle raison de continuer à signer des accords de libre-échange ?
Elle n’a pas le choix, tous les pays font de même. Mais vous créez un système à géométrie variable. On va être dans un système extrêmement complexe ou chacun va naviguer à vue en fonction de ses intérêts. C’est presque pire que l’unilatéralisme pur. Cela créé des incertitudes majeures et l’économie ne se satisfait jamais de l’incertitude.
Comment les entreprises peuvent-elles s’adapter ?
Il y a trente ans, les entreprises faisaient du business. Quand elles versaient des pots-de-vin, elles le déclaraient au fisc. Leur responsabilité s’est considérablement renforcée. Regardez aujourd’hui sur quoi on leur demande des comptes. C’est hallucinant, même si je trouve cela plutôt positif. L’Europe est en train de refondre son règlement sur les biens à double usage, avec des applications à la fois civile et militaire, pour interdire toute exportation lorsque les biens peuvent servir à torturer. Mais les États ne veulent pas afficher de liste de pays à éviter. Or comment les industriels et les PME peuvent s’y retrouver et savoir où ne pas aller ?