25.11.2024
L’Iran : quelle politique économique face aux sanctions ?
Tribune
5 juin 2018
La décision américain[1]e de sortir de l’accord sur le nucléaire conclu en juillet 2015 entre l’Iran et le 5+1 fait craindre une dégradation de l’environnement macro-économique en Iran. En effet, cette décision américaine devrait s’accompagner d’une remise en place des sanctions américaines suspendues lors de la signature de l’accord. Il est trop tôt pour évaluer l’impact économique de cette réimposition des sanctions américaines, mais il est notamment probable que de grandes entreprises européennes, face au risque d’interdiction d’accès au marché américain, se retirent du marché iranien. Dans tous les cas, il sera sans doute très difficile pour l’Iran d’attirer les volumes d’investissements étrangers qui étaient attendus à la suite de la signature de l’accord. Les craintes existent donc en Iran que cette décision américaine conduise à court terme à des difficultés économiques et empêche par ailleurs le pays de bénéficier des transferts de technologie traditionnellement induits par l’investissement étranger. Cet article consiste dans un tel contexte à s’interroger sur les marges de manœuvre dont bénéficient les autorités iraniennes en matière de politique économique.
Tout d’abord, il est évident que compte tenu du poids des revenus pétroliers dans l’économie iranienne (80 % des exportations et 40 % des recettes budgétaires), les autorités nationales cherchent à obtenir des garanties auprès de leurs différents clients que la réimposition des sanctions n’affectera pas les exportations de pétrole. On sait que durant la période 2007-2016, quand l’Iran a dû faire face à un régime de sanctions très sévères, la Chine et l’Inde avaient maintenu leurs achats de pétrole iranien. On peut donc considérer que ces deux pays, qui étaient à l’origine de plus de 40 % des achats de pétrole iranien en 2017[2], vont maintenir leurs achats en utilisant leurs monnaies nationales respectives[3]. Par ailleurs, on peut penser que l’Union européenne[4] (UE) va continuer à acheter du pétrole iranien. Quand en 2011, l’UE avait mis en place un embargo sur le pétrole iranien, il existait à l’époque une véritable communauté de vues entre l’UE et les États-Unis sur la nécessité de poursuivre une politique alliant sanctions et négociations pour régler la crise du nucléaire. Aujourd’hui, la situation est bien différente, et on voit mal l’UE défendre l’accord sur le nucléaire et arrêter d’acheter du pétrole iranien … En revanche, il est probable que les autres pays acheteurs comme la Corée du Sud et le Japon, respectivement à l’origine de 14 et 5 % des achats de pétrole iranien en 2017[5], suivent l’embargo américain. Il faudra alors voir si la Chine, l’Inde, voire l’UE, ont la volonté d’augmenter leurs achats de brut iranien. Il est d’autant plus important pour l’Iran de maintenir le niveau de ses exportations pétrolières que ce pays bénéficiait en 2017 d’un excédent courant de 4,3 % du PIB. Celui-ci, bien que fragile, signifie que l’économie iranienne est moins directement sensible à une chute des financements extérieurs que les pays en déficit courant chronique, pour lesquels la fragilisation des financements étrangers se traduit automatiquement par des difficultés internes en ce qui concerne le financement de l’activité économique.
Néanmoins, il est clair que l’Iran devra maintenir autant que possible sa coopération avec les entreprises étrangères, notamment européennes, de façon à préserver sa dynamique encore précaire de modernisation industrielle. On se rappelle qu’en 2011-2012, le blocus imposé aux transactions financières avec l’Iran avait pesé sur la production industrielle, les entreprises iraniennes ne pouvant plus (ou avec un coût beaucoup plus élevé) importer les biens intermédiaires dont elles avaient besoin pour produire. Ceci implique donc de maintenir un certain niveau d’échanges avec le reste du monde, et notamment avec l’UE. On voit là à quel point il est important que l’UE arrive à maintenir un système de financement et de paiement avec l’Iran, en se reposant sur des banques de taille intermédiaire sans intérêts aux États-Unis ou sur des banques publiques. Enfin, il est également important pour le pays que des entreprises comme PSA et Renault, qui sont actifs en Iran dans le domaine de la construction automobile, continuent leur activité, l’industrie automobile en Iran étant, si l’on ajoute les activités de sous-traitance, le deuxième employeur du pays (avec près de 840 000 employés), après le secteur énergétique.
D’autre part, il faut également noter que le recul probable des flux d’investissement étrangers dans les prochains mois ne signifie pas forcément que l’Iran, faute de transferts de technologie, ne pourra plus du tout moderniser son industrie. Si l’on ne peut nier le lien historique entre investissement étranger et rattrapage technologique dans les pays émergents, il faut noter que cette relation est appelée à évoluer du fait de l’arrivée de nouvelles technologies (impression 3D, intelligence artificielle, robotique) qui pourraient permettre aux pays ayant un niveau éducatif élevé de se moderniser plus vite que dans le passé. Le facteur qui permettra aux entreprises d’un pays de se positionner dans ces domaines n’est pas seulement la capacité à attirer les investissements étrangers, mais aussi, et surtout, l’excellence en termes d’éducation scientifique. Or, l’Iran dispose dans ce domaine de ressources humaines qui lui donnent un avantage par rapport à d’autres pays émergents.
Le problème principal, si l’Iran veut utiliser ce potentiel scientifique pour développer des entreprises dans ce secteur, concerne le système bancaire : il lui faut disposer d’un système qui saura apporter les financements permettant de soutenir les projets de développement d’entreprises liés à ces nouvelles technologies plutôt que l’actuel système de rentes qui détourne les capitaux des activités productives. Or, le système bancaire iranien est dans une situation financière très fragile[6]. D’après le Fonds monétaire international (FMI), les créances douteuses représentaient 11 % des crédits en juin 2017 et les banques sont faiblement capitalisées. Par ailleurs, le système bancaire doit faire face à des coûts de fonctionnement très élevés qui représentaient 90 % des revenus en mars 2016 ; ce qui place le système bancaire iranien comme l’un des moins efficaces parmi les pays émergents. Ces coûts élevés sont essentiellement dus à un niveau très élevé des taux d’intérêt en termes réels (près de 6 % pour les dépôts à un an), qui s’expliquent par une politique monétaire très restrictive mise en place depuis 2013 et le manque de confiance dans un système bancaire structurellement très fragile. Le système bancaire iranien a notamment été fragilisé par l’absorption d’actifs appartenant auparavant aux institutions bancaires illégales, qui ont récemment fait faillite ou ont été fermées par la Banque centrale d’Iran[7]. Il faut donc que la BCI engage une refonte complète du système bancaire, ce qui impliquera notamment la restructuration des établissements rentables et la fermeture des autres. Il est également très important que les banques iraniennes orientent plus le crédit vers les véritables projets industriels et non vers des projets provenant « d’initiés » bénéficiant de financements automatiques. Au total, une restructuration du secteur bancaire iranien, à l’image de ce qui a été fait ces dernières années dans de nombreux pays industrialisés et émergents, devrait donner à l’Iran les moyens de financer des projets industriels plus ambitieux.
Enfin, l’Iran devrait faire plus pour soutenir le secteur privé. Ce dernier, depuis les nationalisations de 1980, a une taille réduite (environ 20 % de l’économie). Ce secteur privé est toutefois particulièrement résilient et on trouve en Iran de véritables entrepreneurs[8]. Le gouvernement d’Hassan Rohani, depuis son élection en 2013, a souvent évoqué la nécessité de privatiser l’économie iranienne. Or, on sait que de nombreux facteurs rendent compliquée la privatisation des actifs des secteurs public et parapublic (Fondations, Pasdaran). Une autre voie pourrait consister à créer les conditions pour favoriser la croissance des entreprises du secteur privé iranien. En effet, 97 % des entreprises du secteur privé iranien sont de très petite taille, ayant moins de 5 employés. La plupart d’entre elles sont des entreprises familiales. Or, on sait que le manque de confiance dans les institutions (banque, système judiciaire, système fiscal) est sans doute le facteur qui pèse le plus sur la croissance de ces entreprises. En effet, la perception de la plupart des dirigeants du secteur privé est que ces institutions sont inefficaces et ne travaillent que pour certains « initiés » qui ont les « bonnes » relations. Dans ces conditions, ils manquent de motivations tangibles pour se développer : pourquoi prendre le risque de s’associer avec d’autres investisseurs, ne faisant pas partie de la famille, si l’on sait que compte tenu de l’inefficacité du système judiciaire, il sera impossible de faire appel à ce dernier en cas de conflit avec ces nouveaux partenaires ? Les autorités iraniennes doivent en fait travailler dans deux directions. D’une part, il faut entreprendre des réformes structurelles pour rendre le fonctionnement de ces institutions plus efficace et plus juste. D’autre part, il est possible que les acteurs iraniens exagèrent l’ampleur de la corruption dans leur pays. Ainsi, le classement de l’Iran à la 124e place sur 190 pays dans le classement 2017 « Doing business » de la Banque mondiale qui mesure l’attractivité des environnements d’affaires, démontre qu’il existe en Iran de nombreuses contraintes qui pèsent sur le développement des entreprises. Néanmoins, on ne peut pas en conclure, contrairement à ce que l’on entend parfois en Iran, que l’environnement des affaires y est le « pire » du monde … Il faut donc que les autorités visent également à modifier la perception des acteurs du secteur privé dans ce domaine. De plus, il existe une véritable crainte chez ces entrepreneurs quant au risque de nationalisation de leurs avoirs, crainte qui est clairement un héritage du traumatisme créé par les nationalisations massives réalisées après la révolution. Ces entrepreneurs veulent donc obtenir davantage de garanties en ce qui concerne leurs droits de propriété. Le développement du secteur privé iranien pourrait en outre avoir un impact positif sur les dynamiques sociétales à l’œuvre en Iran puisque l’on constate que les responsables des entreprises familiales qui le constituent font référence à de nombreuses valeurs associées à une vision « moderne » de l’activité économique. C’est particulièrement le cas de la priorité donnée à la compétence des employés, l’égalité hommes-femmes, ou des rapports plus « équilibrés » entre parents et enfants.
Il est important de rappeler que de nombreux problèmes économiques que connaît l’Iran aujourd’hui sont finalement des problèmes classiques que l’on rencontre dans de nombreuses économies émergentes. Par ailleurs, l’économie iranienne dispose de nombreux atouts pour réussir son rattrapage technologique tels qu’un haut niveau moyen d’éducation scientifique et l’existence de « véritables » entrepreneurs. La possible réimposition des sanctions américaines rend d’autant plus nécessaire, dans ces conditions, la mise en place de réformes de fond permettant la réalisation de ce potentiel.
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[1] Cet article est basé sur des interventions réalisées lors de deux conférences organisées par l’IRIS et les universités de Ghorazmi et d’Al-Zahra les 13 et 15 mai 2018, respectivement à Téhéran et à Oroumieh, sur le thème des « Obstacles internes et externes au développement du secteur privé et de la production en Iran ».
[2] Source : Energy Information Administration.
[3] La Chine utilise le yuan pour importer du pétrole iranien depuis 2012.
[4] On peut estimer que près de 16 % des exportations pétrolières de l’Iran étaient à destination de l’UE en 2017.
[5] Source : EIA
[6] L’ensemble des statistiques concernant le système bancaire iranien vient du FMI (IMF Country Report 18/93, IMF, March 2018)
[7] De nombreuses banques ont été créées ces dernières années en dehors de tout contrôle de la BCI. Ces banques se présentaient officiellement comme des banques islamiques, mais, en réalité, ont multiplié les opérations spéculatives en promettant des taux d’intérêt beaucoup plus élevés que dans le système bancaire officiel. Les faillites de plusieurs de ces établissements ces derniers mois ont nourri un fort mécontentement populaire. Depuis, ces banques illégales ont été fermées et les actifs intégrés dans le système bancaire officiel. La plupart des déposants ont été indemnisés par la BCI.
[8] On peut par exemple citer l’entreprise Maral qui construit des camions et est arrivée à produire 70% des composants utilisés dans le montage des véhicules.