19.12.2024
Pourquoi les terroristes et les tueurs de masse sont-ils la plupart du temps des hommes ?
Presse
30 mai 2018
Il est des ouvrages de chercheurs en sciences sociales dont il serait important que les décideurs s’emparent. Le dernier livre du sociologue américain Michael Kimmel, Healing from Hate.How Young Men Get into – and out of – Violent Extremism, est de ceux-là. L’auteur prolonge les réflexions qu’il avait développées en particulier dans son livre Angry White Men. American Masculinity at the End of an Era (Nation Books, 2013). Il y expliquait, à partir notamment des tueries dans les écoles aux États-Unis, le rôle, dans les meurtres de masse et le terrorisme intérieur, de la masculinité hégémonique issue du sentiment de décalage que certains hommes peuvent éprouver par rapport aux normes que celle-ci continue d’imposer dans la société occidentale.
Dans Healing from Hate, qui signifie littéralement « guérir de la haine », Kimmel dresse, en s’appuyant sur les quelque 70 entretiens qu’il a réalisés aux États-Unis, en Suède, au Royaume-Uni, au Canada et en Allemagne, le portrait de plusieurs « repentis » de l’extrême droite suprémaciste (Ku Klux Klan, etc.), du néo-nazisme, d’anciens skinheads et leaders de groupes anti-immigrés, mais aussi d’anciens djihadistes. Kimmel explique avec force détails comment ces hommes ont réussi à sortir de la violence mortifère et ce qu’ils nous apprennent des fondements de celle-ci.
Le genre, point commun des groupes ultra-violents et terroristes
Tout au long du livre, Kimmel met en garde le lecteur : le genre n’est pas le seul prisme d’explication de cette violence radicale. Les facteurs sociologiques, psychologiques, familiaux sont multiples ; les dimensions collective et individuelle sont complexes dans la trajectoire de ses auteurs et adeptes. Mais le genre, autrement dit une certaine construction sociale du masculin (et du féminin), est toujours présent. Si expliquer n’est pas justifier, pour combattre efficacement un phénomène, on ne peut faire l’économie de son explication. Cependant, lors des instructions judiciaires ou des procès relatifs aux tueries de masse et au terrorisme, le genre n’est presque jamais questionné par les décideurs politiques, les juges et les nombreux spécialistes mobilisés par ces derniers (psychologues, psychiatres, etc.). La raison en est, dit Kimmel, que les auteurs de telles violences sont précisément, dans leur immense majorité, des hommes.
Si les djihadistes ou les néo-nazis étaient majoritairement des femmes, nul doute que les meurtres et les attentats commis seraient politiquement et médiatiquement questionnés au prisme du genre. Or le masculin est pensé comme l’universel, ce qui conduit à passer à côté d’une grande partie du problème. « Boys will be boys »… La violence n’est-elle pas, après tout, « par nature » masculine ? Mais alors, demande Kimmel, comment expliquer qu’un très faible nombre d’hommes deviennent des terroristes ?
Chez certains, le décalage ressenti avec les normes dominantes et stéréotypées de la masculinité hégémonique, comme le dit la sociologue australienne Raewyn Connell, voire toxique, trouve dans la violence irréversible un exutoire. « Leur capacité d’exprimer et de vivre leur masculinité avec succès est de plus en plus réduite dans la société actuelle », écrit Kimmel. À la difficulté à trouver un emploi correspondant à leurs compétences, à l’absence de vie amoureuse, sexuelle ou conjugale satisfaisante – parfois en raison d’une homosexualité impossible à assumer dans son milieu social ou sa famille –, à l’impression d’avoir été « doublés dans la file » – selon l’expression de la politiste américaine Arlie Russell Hochschild – des ressources (école, études, travail, aides sociales) par les femmes et les minorités ethniques, au sentiment d’être opprimé par la promotion de l’égalité femmes-hommes et des droits, codes et contenus culturels des LGBT, s’ajoute très souvent le fait d’avoir été, dans l’enfance, victime de harcèlement et/ou de violences sexuelles. Les hommes qui intègrent des groupes violents ou terroristes peuvent aussi avoir subi une stigmatisation institutionnelle et des discriminations liées à leur origine ou religion supposées.
Mouvements néo-nazis ou djihadistes
Cela ne veut pas dire que tous ceux qui ont subi ces traumatismes ou ces parcours de vie chaotiques deviennent à leur tour violents. Encore moins qu’ils tombent dans la violence politique. Loin s’en faut. Mais face à une impossibilité d’exprimer des émotions négatives, ces hommes, qui ont en commun une identité masculine fragilisée, traduisent cette frustration en haine. L’entrée dans un groupe violent – la prison ou Internet constituant souvent un accélérateur – signifie la promesse de retrouver un honneur, une fierté qu’ils estiment avoir perdus : la masculinité est vue comme une « performance sociale », dit Kimmel. L’extrémisme et le terrorisme offrent, pour un temps, une « récompense sociale », une « vie qui fait sens ». Il s’agit toujours de trouver des opportunités de prouver leur virilité, à eux-mêmes comme aux autres. Le genre est à la jonction des explications structurelles et des facteurs psychologiques. C’est leur rapport à la masculinité « qui permet à ces hommes de naviguer entre le macro et le micro ». Au-delà de leurs différences de parcours, ces hommes ont un point commun : ils ont trouvé refuge dans une violence qui vise la domination d’autrui.
Les mouvements néo-nazis ou djihadistes instrumentalisent l’insécurité identitaire d’hommes souvent très jeunes, pour leur proposer une communauté où il leur est promis de retrouver une camaraderie, un entre-soi protecteur, une solidarité. Rejoindre de tels groupes est un moyen de se rassembler autour de coûts culturels, notamment musicaux, communs, de trouver des amis, de s’amuser ou au contraire d’éviter les tentations (alcool, drogue, sexe et en particulier se détourner de l’homosexualité) dans le cas du djihadisme. Le groupe leur offre par ailleurs la possibilité d’exercer une mission sacrée, de donner un sens à leur vie en tant qu’hommes. La pauvreté émotionnelle de ces derniers trouve une compensation qui agit comme un « aphrodisiaque politique ». L’idéologie est un ciment plus ou moins fort du groupe, mais elle finit toujours par s’exprimer. Irrationnelle, elle se nourrit d’affects qui puisent dans la paranoïa, le conspirationnisme. Le schéma connu du « Eux » versus « Nous » est toujours mobilisé. Les ennemis, qu’ils soient musulmans, juifs, chrétiens, gays, noirs ou blancs, étrangers ou nationaux, sont soit hypermasculinisés, soit hypomasculinisés. Dans les deux cas, ils sont menaçants. L’idéologie est alors un liant pour connecter des individus et entretenir la coupure vis-à-vis d’un monde jugé hostile et qu’il s’agit d’anéantir ou de punir.
La promesse de gloire, de célébrité et d’importance sociale – qui peut aller jusqu’à l’attentat-suicide – est formulée, et les femmes sont la récompense, au sein du groupe comme en dehors. Quid des femmes, justement, qui s’engagent dans la violence extrémiste ? Pourquoi acceptent-elle ce masculinisme ? Sensibles, elles aussi, à l’effondrement des traditions dans la société, animées elles aussi par un ressenti raciste, elles éprouvent un besoin de trouver des repères, un rôle social utile dans une communauté qui glorifie le « féminin » au sens sacré du terme, celui de la mère et de l’épouse. Néanmoins, cette illusion finit tôt ou tard par s’effondrer car elles sont souvent elles-mêmes victimes de violences et d’abus, au sein d’une mini-société qui promeut une vision binaire et figée des hommes, des femmes et de leurs interactions.
Sortir de la violence
Un jour, pour beaucoup d’hommes aussi, une fissure s’opère. Le fossé devient trop grand entre la vie dans le groupe et les principes affichés par ce dernier : la rupture avec l’aspiration ascétique (djihadisme), la présence ou le contact avec des personnes issues des minorités (néo-nazis, militants anti-immigrés). Une dissonance cognitive, ainsi que le rôle de facteurs exogènes (rencontre amoureuse, reconnexion avec la famille, le fait d’avoir trouvé un emploi, etc.) et/ou l’arrivée d’un nouveau cycle de vie après une jeunesse tumultueuse, un « rite de passage » vers l’âge adulte, mettent au jour l’hypocrisie du mouvement, sans oublier qu’évoluer dans un groupe violent contraint à un mode de vie épuisant et dangereux.
De Matthias (les prénoms ont été modifiés par Kimmel), ancien skinhead allemand revenu en six mois à une « vie normale » grâce à une ONG qui l’a abordé à la sortie de son procès, à Mubin, ancien djihadiste canadien parti s’entraîner en Syrie et en Afghanistan puis ayant infiltré, pour les services secrets canadiens, un groupe de terroristes, ce qui a permis de faire échouer un attentat à Toronto en 2006, c’est aussi le travail d’associations qui permettent à ces hommes de sortir de tels groupes que décrit l’auteur de Healing from Hate. « EXIT », en Suède et en Allemagne, « Life After Hate » aux États-Unis ou encore la fondation « Quilliam » au Royaume-Uni proposent des thérapies, une aide à l’insertion professionnelle ou au retour aux études, un accompagnement pour rompre avec un groupe qui ne les laisse pas partir si facilement et use souvent de harcèlement. Des groupes de réflexion et de débat sur le pluralisme culturel, le politique et le religieux, une « confrontation cognitive » avec les textes sacrés sont également un outil.
Nourrir les politiques publiques par la recherche
L’existence du tabou d’une masculinité « défaillante » par rapport aux normes dominantes ne doit jamais justifier les conséquences mortifères de la violence. Certains ont commis des crimes abjects et ont été condamnés à de longues années de prison. Pour faire sortir les individus d’une telle spirale mais aussi pour les empêcher de (re-)tomber dedans, parfois dès l’adolescence, il incombe au politique de construire un récit commun, contraire à ceux, identitaires, genrés, excluants, des extrêmes. C’est incontournable pour combattre le populisme et les tentations anti-démocratiques aux États-Unis, en Autriche, en Hongrie, en Pologne, en Italie, au Royaume-Uni, mais aussi en France, en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays.
On se souvient que Trump a apporté son soutien aux suprémacistes blancs à Charlottesville en août 2017, alors même que l’un d’entre eux avait délibérément foncé dans la foule avec sa voiture, tuant une jeune femme. « Il en a même fait entrer dans son gouvernement et parmi ses conseillers », écrit Kimmel. Aux États-Unis, ainsi que l’écrit Kimmel, « les néo-nazis sont devenus davantage mainstream » depuis l’élection de Trump. De plus, l’administration Trump réduit le terrorisme à l’« islamisme radical » et a décidé de limiter à ce dernier les financements publics destinés à la lutte contre le terrorisme. « Life After Hate » est visé par ces restrictions. Cette association vise à combler le fossé entre les chercheurs, les militants et associations anti-racistes et le monde de la justice pour lutter contre l’endoctrinement néo-nazi.
Les politiques publiques ont elles aussi tout à gagner à s’appuyer sur la recherche dans les dispositifs de prévention et de répression. Le levier de la désidéologisation, seul, ne suffit pas pour sortir les individus de la radicalisation et du terrorisme, qu’il soit d’extrême droite ou djihadiste. Ces individus ne sont ni simplement, ni toujours des « malades mentaux ». Leur objecter : « vous avez tort dans vos sentiments », « votre attitude est irrationnelle » est vain car, comme le dit Kimmel, « ces affects sont réels, même s’ils ne sont pas « vrais » ». Sans nier la base émotionnelle d’un engagement ou de sympathies extrémistes, c’est une participation civique, économique et politique qu’il faut permettre, à tous, pour éviter que d’autres ne tombent dans le piège. « On était dans une bulle. On déteste ce qu’on ne connaît pas », explique un repenti. L’un des néo-nazis américains est décrit dans le livre comme quelqu’un qui « n’a jamais rencontré aucun de ceux qu’il détestait, ayant vécu l’instruction à domicile (« home schooling ») et élevé dans une bulle raciste ».
La violence masculine, quelle que soit la forme qu’elle prenne, n’est ni un simple problème de vie privée, ni un simple problème de « psychisme », c’est une question politique globale, complexe. La masculinité toxique est un enjeu de politique publique.