21.11.2024
Nicaragua : un climat de tensions, un besoin de justice
Interview
17 mai 2018
Depuis mi-avril, le Nicaragua est en proie à un mouvement social. Cette crise politique secoue ce pays d’Amérique centrale où les protestations persistent, dénonçant le pouvoir autoritaire de Daniel Ortega. La répression des manifestants se poursuit dans la violence, et malgré l’ouverture d’un « dialogue national » ce mercredi, l’issue de la crise semble incertaine. Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS.
Que se passe-t-il actuellement au Nicaragua ? Qu’est-ce qui explique les violences en cours ?
Le Nicaragua est touché par une crise politique dont l’arrière-plan est, comme dans beaucoup de pays de la région, la détérioration sociale. Le bilan est tragique avec une cinquantaine de morts causées par la répression et les affrontements entre police et manifestants. Au départ, il y a une décision, annoncée le 16 avril, du gouvernement de Daniel Ortega concernant l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale (INSS). Pour répondre au déficit du système, il s’agit de mettre en place des mesures d’austérité appliquées à certains secteurs de la population, en particulier aux salariés et aux retraités. La « résolution 1/317 » prévoyait l’augmentation des cotisations des employeurs et des salariés. Mais elle instaurait surtout – c’est ce qui va déclencher les manifestations – une contribution spéciale de 5 % ponctionnée sur les retraités. Ces mesures signifiaient une amputation du pouvoir d’achat de vastes secteurs modestes de la population.
La sécurité sociale nicaraguayenne s’est beaucoup développée ces dernières années, permettant à de nombreuses personnes âgées d’accéder à des pensions de retraite (le double entre 2006 et 2017). C’est pour répondre aux coûts induits, dans un contexte économique où les ressources de l’État se sont amenuisées, que le gouvernement a fait ces choix. Le gouvernement de Daniel Ortega a choisi de faire un compromis entre les préconisations du Fonds monétaire international (FMI), soutenues par le patronat local, qui recommandait d’imposer des mesures encore plus lourdes, avec notamment l’allongement de la durée de cotisation, le passage de 60 à 65 ans pour avoir le droit à la retraite, la suppression des pensions pour plusieurs catégories de la population et le rejet des syndicats.
Mauvais compromis manifestement, rejeté par le Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep) et les retraités. C’est l’étincelle qui a allumé le feu d’une contestation plus généralisée. Étudiants, partis d’opposition, dissidents sandinistes, organisations de la droite prennent la rue dans le cadre d’une coalition hétérogène de tous les mécontents du pouvoir nicaraguayen.
Le 21 avril, Ortega a annoncé le retrait du projet, ce qui ne va pas calmer la situation. Manifestations anti-gouvernement et pro-gouvernement vont se succéder jusqu’à aujourd’hui. C’est dans ces conditions fragiles et incertaines que débutent depuis mercredi 16 mai un « dialogue national » facilité par l’épiscopat et auquel participe la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).
Certains évoquent le Nicaragua comme une dictature alors que le gouvernement voit dans ces manifestations une manœuvre des forces de droite du pays. Le Nicaragua est-il dans une situation comparable à celle du Venezuela ?
Tout d’abord, le Nicaragua n’est pas une dictature. C’est un régime où les pouvoirs sont hyper présidentialisés et concentrés. L’ensemble des institutions est contrôlé par ce pouvoir, et la corruption est forte, ce qui renvoie à la réalité latino-américaine. Pour autant, parler de dictature n’est pas véridique. Les droits fondamentaux existent et sont respectés, même si la concentration des pouvoirs par Ortega (et son épouse élue en même temps que lui vice-présidente, Rosario Murillo, personnage fortement contesté dans le pays), peut à des moments provoquer des pressions sur ces droits et des phénomènes d’autoritarisme.
Dans le même temps, il existe indéniablement une offensive de l’opposition à travers le mouvement social légitime du moment. Les forces de droite nicaraguayenne, défaites dans les urnes, essaient d’utiliser le mécontentement provoqué par la décision du gouvernement pour le transformer en sa faveur et le diriger vers un objectif politique consistant à éliminer ce gouvernement. En retour, cette dynamique, qui n’échappe pas au gouvernement, nourrit les logiques d’affrontement et de radicalisation.
De ce point de vue, il y a effectivement des similarités avec le Venezuela (période des « guarimbas » de 2014 et 2017). Ces stratégies de la tension et de l’insurrection sont développées par les oppositions de droite pour tenter de faire tomber les gouvernements en place, avec l’appui de relais internationaux de poids. Par exemple, Washington est désormais très impliqué dans le dossier nicaraguayen. Le Congrès américain a récemment adopté un « Nica Act » exigeant que toute forme de coopération financière internationale avec ce pays soit conditionnée à l’organisation d’élections et à la lutte contre la corruption. En 2017, Washington a drastiquement réduit son aide économique au pays et suspendu le Temporary Protected Status for Nicaraguan Immigrants (TPS), qui garantissait aux ressortissants nicaraguayens sans papiers vivants aux États-Unis de ne pas être renvoyés.
Le Nicaragua subit-il toujours l’influence de pays étrangers, en particulier des États-Unis ?
L’influence des États-Unis est incontournable au Nicaragua, notamment pour des raisons historiques liées aux années 1980, mais également pour d’autres raisons. Une des ambiguïtés du gouvernement d’Ortega est que les États-Unis sont le premier partenariat commercial de son pays. En effet, 50% des échanges du Nicaragua s’effectuent avec la puissance nord-américaine, par le vecteur d’un accord de libre-échange, critiqué par une partie de l’opposition de la gauche nicaraguayenne. Cette dernière dénonce les politiques économiques générales du gouvernement, qu’elle associe au néolibéralisme extractiviste.
L’influence américaine est réelle d’un point de vue commercial et capitalistique, et les intérêts de Washington se transforment en une forme de droit d’ingérence dans la vie politique locale.
Washington a une autre préoccupation : que le Nicaragua ne tombe pas sous l’influence de Pékin qui a le projet de construire un couloir interocéanique (Pacifique/Atlantique) dans la pays, inconcevable pour les États-Unis. L’enjeu géopolitique et économique est au cœur de ce projet. Ce couloir permettrait de concurrencer le canal de Panama afin de capter une part du transit commercial mondial. Même si ce projet n’a pas vu le début de son commencement depuis qu’il a été annoncé en 2013 et que beaucoup se demande s’il se concrétisera, Washington veille.
Outre les États-Unis, le Venezuela a exercé une forte influence au Nicaragua ces dernières années, afin de soutenir l’autonomisation relative du pays vis-à-vis de la puissance nord-américaine et d’élargir sa diplomatie régionale. Pour cela, Caracas a financé à hauteur de 500 millions de dollars par an la coopération vers le Nicaragua dans le cadre de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba). La crise vénézuélienne d’aujourd’hui fait que Managua perd un partenaire déterminant sur le plan économique. Cela oblige le pays à trouver des alternatives, notamment avec la Chine, et à ne pas complètement se couper des États-Unis et des institutions internationales.
Ainsi, le pays est écartelé entre toutes ces difficultés, et doit manœuvrer avec ces différentes influences afin de construire son futur.