17.12.2024
Birmanie : les chantiers ardus de Aung San Suu Kyi
Tribune
16 mai 2018
Entre Inde, Chine, Bangladesh et Thaïlande[1], démocratie et régime post-junte militaire, fascination et incompréhension, hostilités et velléités de paix, la Birmanie de ce printemps 2018 suscite une foule de sentiments contraires. Les affrontements du week-end dernier intervenus dans l’Etat de Shan opposant un groupe ethnique armé[2] et l’armée nationale, la redoutable ‘tatmadaw’, viennent les renforcer de manière peu favorable.
Déjà aux prises avec la grave et sensible crise humanitaire en Arakan et le sort ténu de la communauté rohingya[3] massivement réfugiée au Bangladesh, la Birmanie et son pouvoir hybride[4] contre nature témoignent à cette occasion de la pluralité des écueils, contentieux et défis à gérer parallèlement, ce, moins d’une dizaine d’années après l’entame (2010) d’une complexe transition démocratique[5]. L’occasion de porter un regard synthétique sur quelques-uns des principaux ‘’chantiers’’ du moment pour ceux en charge du destin national birman.
Combats dans le Nord et l’Est, ou le mythe de la réconciliation nationale
À l’instar des événements déplorés ce week-end près de la localité frontalière de Muse[6], une centaine de combattants ethniques de la Ta’ang National Liberation Army (TNLA) ont attaqué des positions tenues par les forces gouvernementales (causant 20 morts, en majorité des civils), mais également des combats se poursuivant entre la tatmadaw et une noria de groupes ethniques armés (GEA[7]) en divers autres points[8] du territoire, les hostilités violentes, leur lot de conséquences sur le quotidien (plusieurs centaines de milliers de réfugiés), ne font guère montre d’essoufflement. Une situation inquiétante largement imputable à la volonté de l’armée régulière « d’en finir » avec certains GEA réfractaires, qui agit comme un puissant frein à la réconciliation nationale prêchée par le gouvernement civil.
Un processus de paix au point mort
L’administration démocratique a beau le répéter via sa charismatique porte-voix Aung San Suu Kyi[9] depuis sa prise de fonction voilà deux ans en avril 2016, le laborieux processus de paix engagé par l’ancien Président Thein Sein (administration précédente, 2011-16) n’a guère avancé, bien au contraire. Face à des minorités ethniques (1/3 des 55 millions de Birmans…) pour le moins réservées sur l’autorité toute relative du gouvernement civil (et sans expérience) et sceptiques quant à l’agenda véritable de l’armée (plus présente sur les lignes de front qu’à la table des négociations…), l’administration issue des urnes oppose son envie sincère de paix et ses bonnes dispositions, sans suffire ni convaincre.
L’Arakan, les Rohingyas et l’opprobre international
C’est peu dire que le drame humanitaire poussant à la fin de l’été 2017 plusieurs centaines de milliers de Rohingyas à fuir précipitamment l’État de l’Arakan (ouest du territoire birman) et à trouver refuge au Bangladesh a brutalement[10] reformaté – en la dégradant sévèrement – l’image extérieure du régime, alors même que ce dernier s’était progressivement sorti ces dernières années, en déroulant un processus de transition démocratique (restant certes à achever), de l’ornière dans laquelle un demi-siècle de junte militaire et de répressions (politiques, démocratiques, ethniques) l’avait confiné.
Adressées aux autorités, les critiques internationales dénonçant les contours d’une opération contre-insurrectionnelle (menée par l’armée, sur laquelle le gouvernement civil n’a aucune autorité) de toute évidence entachée d’exactions, de violences et de drames inexcusables, ont semble-t-il davantage ébranlé Aung San Suu Kyi que le chef des armées, l’inflexible senior-général Min Aung Hlaing, dont le crédit auprès de la population nationale – laquelle ne montre que fort peu d’empathie pour les « Bengalis[11] » – s’est très sensiblement renforcé suite à ces événements.
Net coup de froid avec l’Occident / ONU
Les gouvernements et opinions publiques des États où la population est majoritairement de confession musulmane se sont montrés très critiques à l’encontre des autorités civiles et militaires birmanes pour leurs responsabilités dans la tragédie humanitaire en Arakan. Aussi, hier encore adulée dans la totalité des capitales européennes et nord-américaines ayant longtemps soutenu (de loin) son combat dans l’opposition à la junte, invitée vedette des grands forums dédiés à la démocratie et aux droits de l’Homme, Aung San Suu Kyi y trouve aujourd’hui porte close et mâchoire serrée. Un revers de fortune des plus difficiles à imaginer il y a seulement un an, un coup dur sur la résiliente Dame de Rangoun.
Pékin ou l’improbable retour en grâce
Au contraire d’un pan de la communauté internationale dont le courroux s’est bien abattu sur le pouvoir birman depuis l’automne 2017, les principales capitales asiatiques, de Pékin à Tokyo en passant par New Delhi et Séoul, se sont au contraire empressées de confirmer leur soutien à la capitale birmane Naypyidaw. Pékin, très impliquée depuis une trentaine d’années dans les ‘’affaires birmanes’’ tant économiques, qu’industrielles, mais également ethniques et politiques – trop au goût de nombre de Birmans au point de susciter un fort ressentiment sinosceptique -, a affiché publiquement une solidarité de tous les instants ou presque[12], jusque dans la médiation entre les groupes ethniques armés et la belliqueuse tatmadaw. La Chine s’est ainsi replacée tout en douceur dans les petits papiers des autorités birmanes, une véritable aubaine sur laquelle elle entend bien capitaliser…
Développement économique, croissance, investissements directs étrangers
Après deux années d’exercice du pouvoir, l’administration de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), portée initialement par un soutien populaire aussi ample que ses attentes étaient déraisonnables, est redescendue de son petit nuage, contrainte à la modestie par la lecture de son bilan sujet à plus d’interrogations que de satisfecit, au niveau du processus de paix et de la réconciliation nationale, mais pas uniquement. Pour l’homme de la rue de Mandalay ou de Pathein comme pour l’homme d’affaires de Rangoun ou Sittwe, les performances et orientations économiques de ‘’l’administration Suu Kyi’’ déçoivent pour leur flou, leur insuffisance et leur légèreté. Certes, la croissance économique nationale n’a pas plongé depuis que les couleurs rouge et or de la LND flottent sur les 70 000 villages de la nation (PIB + 7,2% lors de l’année fiscale 2017-18). Mais déjà mise à mal par quelques maux quasi rédhibitoires (corruption, risque politique élevé, expertise technique limitée, infrastructures désuètes, etc.), l’attractivité de la Birmanie en matière d’investissements directs étrangers (IDE[13]) semble pâtir et du manque de solidité du programme économique porté jusqu’alors par la LND, et par les incidences de la crise en Arakan.
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Il serait possible d’ajouter à ces dossiers centraux l’avenir incertain (à deux ans du prochain scrutin général) de la très fragile relation armée / gouvernement civil, les velléités de modification de la Constitution de 2008[14] défendues par la LND et une partie de l’opinion, ou encore la nécessité pour Naypyidaw de rétablir des rapports apaisés avec les États-Unis[15] et l’ONU.
La feuille de route de la première administration civile démocratiquement élue depuis les années 1960 se perd dans les difficultés. Nombre d’écueils sont à dessein dressés par une omnipotente caste de généraux désireuse d’étirer le plus longtemps possible dans le temps le processus de transition démocratique en cours. Face à ces oppositions aux conséquences négatives multiples, il parait de bon aloi d’encourager la communauté internationale à ne pas prolonger plus que nécessaire son blâme, ni durcir au-delà du raisonnable sa politique de sanctions à l’endroit d’un gouvernement démocratique dont on aura bien compris, en ces terres exposées à un nationalo-bouddhisme virulent comptant autant de moines que de militaires, qu’il n’est guère le seul dépositaire de l’autorité.
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[1] Ajoutons, pour être exhaustif, une petite ouverture terrestre vers le Laos (240 km de frontière commune).
[2] On en dénombre une vingtaine au niveau national.
[3] Les ‘’Bengalis’’ pour une majorité de Birmans.
[4] Associant depuis avril 2016, dans une alchimie incommode, un gouvernement démocratiquement élu aux couleurs de la Ligue nationale pour la démocratie (LND ; parti politique d’Aung San Suu Kyi, l’ancienne opposante et prix Nobel de la paix) – et l’influente tatmadaw sur qui le gouvernement ne dispose d’aucune prise décisive.
[5] Après un demi-siècle ininterrompu de junte militaire, dès 1962.
[6] Nord-est du pays, dans l’État Shan, face à la province chinoise du Yunnan.
[7] Seuls 10 des 21 groupes ethniques armés ont paraphé l’accord national de cessez-le-feu (NCA) d’octobre 2015 avec le gouvernement.
[8] cf. dans les États Kachin (nord), Karen et Mon.
[9] Officiellement ‘’simple’’ Conseillère d’État et ministre des Affaires étrangères ; dans les faits, la véritable cheffe de l’État.
[10] La violente opération contre-insurrectionnelle engagée fin août dans le nord de l’Arakan par l’armée fait suite à l’attaque coordonnée le 25 août 2017 d’une trentaine de postes de police et d’une base militaire par plusieurs centaines d’assaillants rohingyas sous les ordres d’une organisation radicale, l’Arakan Salvation Rohingya Army (ARSA), dont les liens sont avérés avec plusieurs entités djihadistes internationales.
[11] Une communauté ‘apatride’ – selon Naypyidaw (capitale birmane) – originaire du sous-continent indien et de foi musulmane, à qui le statut de minorité officielle (il en existe 135 dans ce pays…) n’est pas accordé.
[12] Déplacement en Birmanie du ministre chinois des Affaires étrangères en novembre 2017, ‘’navette’’ très régulièrement effectuée (cf. septembre et décembre 2017 ; février 2018) vers Naypyidaw et Rangoun par l’envoyé spécial du gouvernement chinois, Sun Guoxiang.
[13] Ces capitaux nécessaires notamment au financement des infrastructures (routes, électricité, énergie, eau, pont, ports, aéroports, etc.), souvent antédiluviennes dans la Birmanie d’aujourd’hui.
[14] Rédigée par la plume de constitutionnalistes aux ordres de l’armée, avec pour souci central de préserver l’influence et l’autorité des hommes en uniforme, fut-ce dans une logique de transition démocratique graduelle.
[15] Et plus particulièrement avec une administration républicaine aujourd’hui guère birmanophile, à des lieues de l’intérêt que lui portait la Maison-Blanche alors démocrate, lors des deux mandats de Barack Obama (2009-2017).