20.11.2024
« L’Union européenne doit être moins déclaratoire, et plus opératoire »
Presse
22 avril 2018
Je pense que tous les deux ont tort. Je prends l’exemple de la « Coopération structurée permanente » que vous mentionnez, qui devait permettre de former une « avant-garde » européenne dans le domaine de la défense, et de tirer les autres Européens vers le haut. La Haute Représentante Federica Mogherini a vendu l’activation de ce mécanisme l’année dernière comme un « moment historique » pour l’UE. Les hauts gradés européens ont même posé pour l’occasion en uniforme à Bruxelles.
Mais ce week-end [1], lorsque les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ont lancé des frappes sur l’arsenal chimique syrien, la Haute représentante, le président de la Commission et le président du Conseil européen n’ont pas été capables de s’accorder sur une position diplomatique similaire. Vous conviendrez qu’il y a là un écart entre le fonctionnement de l’UE et le fonctionnement du monde tel qu’il est – décalage que l’on peut difficilement demander aux Européens de déchiffrer. L’UE est rarement à court d’idées lorsqu’il s’agit de mécanismes, de discours, de processus, d’outils et d’instruments. En revanche, lorsqu’il s’agit pour l’UE de les traduire concrètement, cela se complique et il y a parfois loin de la coupe aux lèvres.
Cela peut se comprendre, car l’Union est une machine qui a l’habitude de chercher à concilier des intérêts multiples par la puissance de la norme, et dans le temps long. Mais alors Bruxelles a tort de mettre en avant du point de vue médiatique des avancées qui se heurteront inévitablement à l’épreuve de la réalité. Il y a bien une certaine logique à communiquer autour des avancées de l’UE, si cela peut donner une impulsion politique et montrer que l’UE tente de s’organiser en matière de défense. Mais c’est à double tranchant : il ne faut pas s’étonner alors si les citoyens s’attendent à des résultats concrets.
In fine, c’est souvent au détour de crises comme ce weekend que les gens s’aperçoivent du décalage qu’il y a entre le discours et l’action européenne dans le domaine militaire. A terme, cela mine forcément la crédibilité du discours européen en la matière. Les critiques auront alors toujours beau jeu de dénoncer l’Europe de la défense comme un vœu pieu, et de déplorer son absence dans les crises régionales. L’UE doit se faire moins déclaratoire, et plus opératoire.
L’assurance de la protection américaine via l’OTAN est-elle la seule raison ayant empêché, même encore aujourd’hui, l’émergence d’une défense européenne ?
On pose souvent ces enjeux-là en termes stratégiques et géopolitiques. Néanmoins, il me semble également exister des ressorts subjectifs, presque intimes, qui relèvent de l’âme des peuples et des individus. Car on parle au fond de choses très simples : quelles sont les menaces perçues comme les plus vivaces pour l’intégrité territoriale d’une nation, sa souveraineté, ses intérêts vitaux ou son autonomie ? La réponse à ces deux questions est différente de par les époques, et elle est différente aujourd’hui encore de par l’Europe. En particulier, la hiérarchisation des menaces et les moyens d’action pour y répondre sont différents selon les États.
Dans les pays baltes, la menace d’une invasion russe dans des territoires russophones couplée d’une guerre hybride est un sujet existentiel. A l’inverse, au sud et à l’ouest de l’Europe, la question du terrorisme va être perçue de manière beaucoup plus forte, et parfois de manière tout à fait disproportionnée par rapport aux dommages réels qu’il cause. La Hongrie va elle définir, de manière difficilement compréhensible, les migrations comme la menace première à l’intégrité du pays. Il y a tout un ensemble de facteurs irrationnels qui rentrent en compte dans la perception des menaces.
Par ailleurs, quand bien même l’analyse de l’environnement stratégique est similaire, les moyens d’y agir divergeront. Pour une menace conventionnelle, la majorité des pays européens vont d’ailleurs regarder d’abord vers Washington, en dépit de toutes les sinuosités de la Présidence Trump, car un uniforme américain sera plus dissuasif que la CSP… Un pays comme la France aura un regard tout à fait différent. Florence Parly a ainsi répété récemment que la France pouvait faire face à toutes les menaces de manière autonome.
Concernant la Russie justement, l’UE semble prendre conscience d’une menace de l’irrédentisme russe depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Pour autant, peut-on réellement craindre une attaque de la Russie dans les pays baltes ? Vladimir Poutine peut-il engager la Russie dans une guerre avec l’UE ou l’OTAN, étant donnée la faiblesse de l’économie russe ?
C’est une question à laquelle je ne peux pas vraiment répondre car je ne suis pas spécialiste de la Russie. En revanche, il est intéressant de se demander quels sont les cas de figure éventuels et en fonction de ces scénarii, quelle serait la réponse de l’OTAN et de l’Union européenne. S’il se produit une incursion par un « petit bonhomme vert » (un soldat russe) en Estonie, dans un contexte de brouillard informationnel et en usant de moyens comme les cyberattaques, l’OTAN est-elle suffisamment forte et unie pour riposter et dissuader toute incursion postérieure, l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est-il suffisamment fiable du point de vue politique ? Inversement, la Russie peut-elle se permettre, stratégiquement et économiquement, de tester l’OTAN ? Même si Donald Trump a tardé à réaffirmer l’importance de l’article 5, donc ce serait un risque significatif pour la Russie. Dans l’affaire de l’ex-espion russe Sergueï Skripal, on a quand même percu une unité forte de l’UE et des États-Unis, qui s’est traduite en actes. Même si on n’entend dans les médias que l’OTAN et l’UE sont désunies, je ne suis pas certain que la Russie soit en position de force.
Reste que s’il devait donc se passer quelque chose en Estonie, les Européens regarderaient vers Washington, Londres ou Paris et pas vers Bruxelles ou ailleurs. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont des armées utilisables et utilisées dans des conflits de haute intensité, ce qui n’est pas le cas des autres pays d’Europe comme l’Allemagne. On peut imaginer une coalition impliquant d’autres pays européens, mais ces partenaires n’ont pas les moyens de répondre à une agression de haute intensité.
Comme vous le dites, le rôle de Bruxelles est secondaire dans les faits. En ce qui concerne la CSP, pensez-vous que le projet plus restreint mais plus intégré défendu par la France aurait été plus efficace que la vision allemande finalement retenue ?
La « Coopération structurée permanente » sous sa forme actuelle est un processus à l’ambition limitée, qui a une portée plus politique que militaire. Elle relève du domaine intergouvernemental mais ne traduit ni le projet français, ni l’esprit du Traité de Lisbonne. Il faut néanmoins regarder également aussi du côté des initiatives de la Commission européenne concernant le Fonds Européen de Défense qui, pour le coup, est centré sur le financement de moyens d’action communs.
C’est la bonne approche car il y a de l’argent et ce n’est pas focalisé sur le déclaratoire, mais sur l’opératoire. La dynamique communautaire est donc plus prometteuse que la dynamique intergouvernementale incarnée par la CSP, même si l’on peut imaginer des conjonctions utiles entre les deux. Il faut mettre cela au crédit de Jean-Claude Juncker qui a fait correspondre ses discours et ses actes dans ce domaine, et l’on peut espérer que le communautaire puisse tirer l’intergouvernemental vers le haut.
L’environnement stratégique de l’UE est caractérisé par un « arc de crise » au Sud et à l’Est, du Maroc et de la Mauritanie jusqu’à l’Ukraine et la Russie en passant par le Proche Orient. Les pays membres ont néanmoins des priorités différentes. Comment l’UE peut-elle surmonter ces divisions ?
La notion même « d’arc de crise » est une notion française. Pour la France, il s’agit de faire comprendre à ses partenaires européens que prêter attention à l’arc de crise, c’est protéger les intérêts fondamentaux de l’Europe car l’instabilité dans cette région va un moment ou à un autre se retrouver sur le territoire européen. C’est une idée simple et compréhensible. Le problème, c’est que la France n’a pas toujours bien expliqué cette idée et elle manque un peu de capital politique pour le faire. Les Européens ont l’impression que la France ne les consulte jamais concernant la politique africaine et qu’en même temps, en cas de problème, la France leur demande de prêter main forte. Cela a été le cas pendant le quinquennat de François Hollande. Les opinions publiques dans les pays de l’Est seraient tentées de penser : « si la France est obsédée par le Sud, on a tout à fait le droit d’être obsédé par l’Est ». Ça peut devenir un dialogue de sourds. Construire une politique étrangère commune devient alors impossible.
La solution serait d’aller au-delà du court terme et de favoriser des initiatives pour construire une culture stratégique commune. La force d’intervention commune proposée par Emmanuel Macron peut s’inscrire dans cette logique, même s’il ne faut pas non plus trop multiplier les projets au risque de brouiller un peu plus l’action européenne et de créer des usines à gaz. Il faut commencer à discuter des intérêts de sécurité « européens », qui recoupent largement les intérêts nationaux. Une menace affectant un État européen touche forcément d’autres États européens. Il faut arrêter de mettre en avant ses intérêts nationaux comme préalable à tout dialogue entre capitales, car cela ne permet pas de créer des solutions qui sont dans l’intérêt de tous.
L’UE doit-elle devenir un État fédéral pour avoir une PESC et une politique de défense vraiment commune ? L’union politique est quelque chose de très polémique mais n’est-elle pas l’unique solution efficace ?
J’ai évoqué le Fonds Européen de Défense et la CSP qui incarnent deux méthodes différentes, la communautaire et l’intergouvernementale. Pour reprendre le vocabulaire fonctionnaliste, le Fonds européen représente pour moi la méthode des petits pas en avant. La CSP, c’est la pour moi la méthode des petits pas en arrière. Si je file la métaphore, un État fédéral représenterait le grand pas en avant mais dans le contexte politique actuel, il n’aboutirait qu’à un grand pas en arrière vers les colères nationales européennes. Evoquer sans cesse une armée européenne par exemple contribue à miner les petits pas en avant, et à créer des petits pas en arrière.
Cela pourrait miner aussi le projet européen en tant que tel ?
Bruno Latour (professeur à Sciences Po) pense que les questions d’appartenance aux territoires et d’identité sont en train de redevenir un sujet pour tout le monde, et non plus uniquement une question réactionnaire. Il y a vraiment du grain à moudre dans cette idée. La plupart des fédéralistes s’aperçoivent qu’à force de vouloir créer un ensemble froid et insipide qui n’a que peu de rapport avec la vie des gens, on mine les autres échelons d’appartenance ; qu’à force de vouloir sauter à l’échelon européen, on tue les autres cercles d’identité. Le grand saut fédéraliste ne s’accomplira jamais de manière fédéraliste. Il faut plutôt préserver et faire vivre ces échelons, c’est pour moi la condition même pour construire une Europe « fédérale », si on souhaite l’appeler ainsi.
Il faut que les compétences soient au bon niveau, local, national ou européen. La notion de subsidiarité existe, mais c’est quelque chose de froidement technocratique. Il faut plutôt simplement parler de repères locaux, nationaux et européens, car l’identité est inclusive et pas exclusive : ce n’est pas parce que je suis Gascon que je ne suis pas Français et Européen. L’un n’exclut pas l’autre. L’Union européenne doit au contraire avoir pour projet de fond de faire vivre ces différents échelons. Cela n’a pas à voir directement avec la politique de défense, mais c’est une condition essentielle pour la pérennité du projet européen, et donc de son ambition en matière de défense.
[1] ndlr, le 15 avril