06.11.2024
Philippe Hugon, entre l’engagement responsable et la raison lucide
Tribune
25 avril 2018
Professeur, écrivain, conférencier, chanteur à l’occasion, Philippe Hugon bénéficiait aussi bien de toutes les références académiques que d’immenses qualités humaines. Agrégé en sciences économiques, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, consultant pour de nombreux organismes internationaux et nationaux d’aide au développement (Banque mondiale, BIT, Commission européenne, OCDE, ministère des Affaires étrangères, PNUD, UNESCO). Il fut le cofondateur du GEMDEV (Groupement pour l’étude de la mondialisation et du développement). Il fut directeur de recherche à l’IRIS et à ce titre souvent consulté à la radio et à la télévision, et collaborateur à de nombreuses revues (Afrique contemporaine, Revue Tiers Monde, etc.). Il est l’auteur d’une centaine d’articles et de plus de quinze ouvrages sur le développement, l’Afrique et l’économie politique internationale. À l’université Paris-Nanterre, il a été au cœur d’une importante production scientifique, sur la petite économie marchande, sur le fonctionnement des filières agricoles, en économie de l’éducation, sur la mondialisation, faisant du centre qu’il dirigeait, le CERED (Centre de recherche en Économie du Développement), un pôle scientifique où il a pu exercer son magistère intellectuel sur deux générations d’étudiants et de chercheurs, toujours associé à des aventures intellectuelles passionnantes.
Philippe Hugon a voulu laisser des traces de son passage, notamment dans son autobiographie publiée en 2013, reconstruction rétrospective que l’auteur fit de sa propre existence, mettant l’accent sur sa vie, sur l’histoire de son cheminement intellectuel, professionnel et affectif. Il était alors dans la recherche de soi. Le récit de Philippe Hugon, parfois intime, guidé par le souci de l’honnêteté, montre comment se construit une conscience politique, le long d’un itinéraire qui va d’une éducation parisienne, bourgeoise et chrétienne, à un engagement « tiers-mondiste », comme on disait dans les années 1970, puis à une posture plus académique de sage que l’on consulte et dont on cite abondamment les travaux. Une riche trajectoire d’un « catho de gauche », fidèle à l’influence de quelques maîtres à penser, progressistes, mais toujours lucides, parmi lesquels on reconnaît Albert Camus, Emmanuel Mounier, le père Lebret, Pau Ricoeur, Albert Hirschmann, Amartya Sen ou Stéphane Hessel.
L’Afrique l’a attrapé dans son grand filet, dès son affectation comme enseignant, d’abord au Cameroun (1963-1965), puis à Madagascar (1969-1974). Il ne la quittera plus. Le virus de la passion africaine l’avait gagné. Il a participé à la grande aventure de la décolonisation, après la déchirure que fut la guerre d’Algérie, mais avec l’enthousiasme des Indépendances. Il a été « coopérant », dans le sens noble d’ « opérer ensemble ». Sans condescendance, à l’écoute, il était doté d’une extraordinaire capacité à inscrire ses idées dans un cadre cohérent et à synthétiser pour mieux passer ensuite à l’action. Peut-être est-ce l’occasion de dire ce que fut la Coopération. Celle de relations guidées par des motivations mercantiles ? Celle des « affaires » de la « France-à-fric », des « biens mal acquis » et des « mallettes » ? Le réquisitoire que l’on entend parfois aujourd’hui est absurde, injuste et faux. Une injustice imbécile envers des enseignants comme Philippe Hugon, agronomes, urbanistes, vétérinaires, médecins, juristes, socioéconomistes – qui furent des dizaines de milliers et dont les motivations et les pratiques étaient bien différentes, éloignées des caricatures malveillantes. Ni des baroudeurs incontrôlables ni des boy-scouts dispendieux. Ils se distinguaient souvent par une culture spécifique, une « compétence affective » construite autour du culte du terrain, une mentalité de pionnier, une fidélité à l’Afrique, mais aussi à l’Asie ou à Haïti, sans oublier une certaine indocilité hiérarchique.
Philippe Hugon ne labourait pas la mer, il n’écrivait pas dans le sable. Son œuvre restera, comme le prouvent les huit éditions de son célèbre ouvrage Économie de l’Afrique (La Découverte) ou son dernier livre publié en 2016, Afriques entre puissance et vulnérabilité (Armand Colin). Jusqu’au bout, il a produit. Une semaine avant sa mort, le 20 avril à Versailles, il publiait même avec Naïda Essiane Ango un long papier intitulé Les Armées africaines depuis les Indépendances. Essai de périodisation et de comparaison.
Dans son autobiographie, qu’il a augmentée de plusieurs feuillets, dans son lit d’hôpital, il affirmait autant ses convictions que sa démarche :
« Comme économiste, je pense qu’il faut pour comprendre le développement partir d’un socle et de faits stylisés pour une mise en cohérence et quantification minimale. Mais cette démarche doit, pour saisir la complexité du terrain, prendre en compte les trajectoires historiques, la manière dont les hommes agissent au sein de rapports sociaux, de systèmes de représentation et de référents culturels et quel sens ils donnent à ce développement ».
En d’autres termes, il faut trouver « un entre-deux entre la transposition par décalcomanie d’un modèle mimétique supérieur et l’assignation identitaire dans une altérité irréductible » (Mémoires solidaires et solitaires, Karthala, 2013, p.59).
Les témoignages arrivent de partout. Citons par exemple celui de l’intellectuel camerounais, Jean-Pierre Elong Mbassi, qui résume l’opinion dominante :
« A de nombreuses occasions il nous a inspirés, et sa rigueur intellectuelle nous a servi de guide dans une matière où les opinions et les chapelles ont si souvent pris le pas sur le respect des faits et les leçons qu’on doit en tirer. Philippe Hugon était un scientifique engagé, parce qu’il était intimement convaincu de l’égale dignité des êtres humains, et n’acceptait pas cette condescendance qui transparaît si souvent chez ceux qu’on nomme savamment les spécialistes de l’Afrique ».
Philippe Hugon restera un acteur-auteur clé de la « conception française de développement » qui mériterait d’inspirer davantage la politique française d’aide au développement, encore trop technocratique et verticale. Celle-ci doit se construire dans l’action en partenariat, dans la connaissance intime des réalités et dans la capitalisation systématique. Vaille que vaille, elle est portée par une prise en compte de la « dimension sociale et culturelle du développement », considérant la pauvreté comme la résultante moins d’une inégalité de revenus que d’une inégalité dans l’accès aux capacités, aux actifs et aux droits qui déterminent les conditions d’existence et l’intégration sociale, et donc proposant de traiter les obstacles au développement autant dans leurs dimensions institutionnelles et culturelles qu’économiques. Il faut par conséquent accepter de s’inscrire dans la durée : le développement c’est le temps long, n’avait de cesse de rappeler Philippe Hugon. Cela signifie que les résultats à attendre de tel ou tel projet ne sont pas toujours perceptibles quantitativement à court terme, surtout lorsque ces projets visent des changements de comportements, par essence rebelles à la quantification.
Philippe Hugon expliquait comment il prit conscience que l’important n’est ni de donner un poisson à ceux qui ont faim, ni de leur apprendre à pêcher, ce qu’ils savent faire naturellement, mais de leur donner des droits de pêche et des possibilités de les exercer. Il enseignait que le développement durable nécessite des règles du jeu. D’où l’importance des « approches intégrées » et non sectorielles. Entre le tout-État, dont on connaît les possibles fâcheuses issues, et le tout-marché avec ses propres dérives, il était convaincu qu’existait une voie qui affirme certes le besoin d’État (animateur et régulateur), mais qui recherche la collaboration et le partage des rôles entre l’État, le secteur privé, les pouvoirs locaux, les organisations de la société civile et les populations en quête d’organisation. Cette collaboration nécessite un savoir-faire en matière de négociations, de médiations, auquel chaque groupe d’acteurs doit contribuer. Les divergences d’intérêts ne peuvent être négociées que si le jeu d’acteurs s’ouvre et se démocratise.
La grande communauté des « développeurs » a perdu un maître, un scientifique engagé, aimé et fort affable de surcroît, mais sa pensée continuera d’inspirer les analyses, d’aider à la compréhension des réalités complexes des pays du Sud et de suggérer que le respect de l’autre, peu importe son rang ou son statut, s’impose dans les relations qui se nouent dans la recherche du bien commun.