ANALYSES

Vers une « désagricolisation » des campagnes françaises ?

Tribune
11 avril 2018
Par Stéphane Dubois, Professeur agrégé de Géographie en classes préparatoires aux grandes écoles. Lycée Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), Coauteur, sous la direction de Laurent Carroué, de "La France des 13 régions"


Le secteur de l’agriculture traverse actuellement des mutations systémiques majeures. A la fois profondes et traumatisantes pour nombre de fermiers, elles engagent durablement l’agriculture française dans une nouvelle ère à la fois sur le plan social, économique et territorial.

Activité commercialement très rentable (9,3 milliards d’€ en 2015) dans un contexte (tous secteurs économiques confondus) de déficit commercial chronique (qui a quadruplé depuis 2015), gestionnaire des paysages et garante de leur entretien, engendrant des effets économiques induits majeurs tant sur le plan entrepreneurial que social (17 600 entreprises travaillent dans l’agroalimentaire et emploient 427 220 personnes) et financier (le chiffre d’affaires de l’agroalimentaire atteint 172 milliards d’€), l’agriculture demeure une base solide de puissance pour la France[1]. Et pourtant, tout comme l’industrie française est entrée, à partir des années 1970, dans une phase de désindustrialisation qui n’a cessé depuis lors de s’accélérer, l’agriculture semble connaitre à son tour, mutatis mutandis, des évolutions sensiblement analogues et que l’on pourrait appeler un processus de « désagricolisation ».

Celle-ci prend d’abord la forme d’une contraction forte des effectifs humains, mais aussi de l’espace agricole cultivé. Entre 1988 et 2013, le nombre d’exploitations a chuté de 56 %. Jamais les effectifs agricoles n’ont été aussi bas (577 000 exploitants et co-exploitants en 2013) et ils poursuivent leur orientation baissière, ce qui n’empêche pas le métier de continuer de susciter de nouvelles vocations paysannes. Mais si l’on compte 13 215 installations de nouveaux agriculteurs en 2013, 28 675 ont en même temps cessé leur activité. Le foncier agricole s’est aussi nettement réduit : la France perd tous les ans plus de 70 000 ha de terres. Certes, la pression urbaine explique pour partie cette rétraction mais la progression des superficies forestières (25 % du territoire métropolitain), ainsi que l’extension des friches traduisent des formes très réelles, mais territorialement ciblées, de déprise agricole. Les agrosystèmes de production ne couvrent plus désormais que 54 % de l’espace national.

Longtemps protégée, jusqu’à la réforme de 1992, derrière les principes régulateurs de la Politique agricole commune (PAC : soutien des prix, protectionnisme, aide aux exportations, préférence communautaire), l’agriculture française est fortement déstabilisée par la libéralisation des marchés agricoles. Cette ouverture commerciale est organisée par l’Union européenne elle-même notamment via la construction d’un marché communautaire décloisonné aussi bien en interne que sur le monde par des accords de libre-échange (CETA avec le Canada, accord en discussion avec le MERCOSUR). Même le foncier agricole devient l’objet d’une marchandisation planétaire (achat de plus de 2 500 ha de terres par l’investisseur chinois Hongyang dans l’Indre et dans l’Allier) qui fragilise les agriculteurs français et interroge le principe de la souveraineté productive nationale.

Produire est désormais un paradigme finalement connexe à un impératif premier : trouver des débouchés et vendre dans un marché national largement européanisé et mondialisé. Car la concurrence, exacerbée par les stratégies commerciales des industries agro-alimentaires et des centrales d’achat de la grande distribution, est désormais de mise dans tous les secteurs, aussi bien dans le conventionnel que dans l’agriculture biologique. Alors que la part de marché de la ferme France décline (8,3 % en 2000, 5 % en 2014), ses importations agroalimentaires s’accroissent (elles augmentent de 2,6 milliards d’€ entre 2016 et 2017) – y compris sur des secteurs de niche comme le bio où 29 % des produits consommés sont importés.

L’irrégularité exacerbée des revenus agricoles démontre que l’agriculture française est durement éprouvée : selon la Mutualité sociale agricole, 30 % des agriculteurs vivent avec moins de 350 € par mois. En 2016, les revenus paysans baissent de 22 %, notamment dans l’élevage mais aussi dans des secteurs traditionnellement considérés comme riches. Aujourd’hui, être céréalier ne signifie plus être un agriculteur nanti surtout lorsque les mauvaises récoltes se combinent aux effets commerciaux délétères liées à l’émergence de nouveaux compétiteurs. En 2016, les revenus des producteurs de céréales et d’oléo-protéagineux ont chuté de 51 % alors que la collecte française en blé tendre s’affaisse de 32 %. Parallèlement, les prix baissent de 11 % sous la pression induite par le déferlement sur le marché international des céréales venues d’Europe de l’Est et plus encore de Russie. En 2016, cette dernière dépasse, avec 72,2 millions de tonnes, les records de production de feue l’URSS (qui disposait de superficies autrement plus vastes) et met sur le marché mondial 27 millions de tonnes de blé. Les Etats-Unis perdent alors leur leadership commercial avec 24 millions exportées. Les 18 millions de tonnes mises sur le marché par la France la font passer derrière le Canada et l’Australie (avec respectivement 20 millions de tonnes).

Pour autant, tous les agriculteurs ne sont pas également impactés par l’ouverture des marchés. Car les trajectoires paysannes sont très variées et les exploitations agricoles tout aussi hétérogènes. Le monde agricole ne forme pas un bloc uniforme : l’individualisation des logiques productives est toujours plus prégnante. La course à la concentration foncière et à la massification productive ainsi que la quête d’économies d’échelle engendrent des structures de production de plus en plus grandes. Désormais, les fermes de plus de 200 hectares ne forment que 5 % du total des exploitations, mais concentrent 25 % des terres. Elles reposent le plus souvent sur des formes sociétaires complexes (GAEC, EARL) dont la « ferme des 1 000 vaches » ou « la ferme des 1 000 veaux » sont des avatars majeurs dans le secteur de l’élevage. A rebours, des micro-exploitations jouant la carte de la qualité productive et développant des filières de commercialisation courtes s’en sortent très bien. A l’instar de la mondialisation qui est un phénomène qui s’articule entre les échelles planétaires et locales, les agriculteurs ciblent des segments de marché parfois diamétralement opposés. En revanche, les exploitations de taille intermédiaire, qui maintiennent une logique de production conventionnelle et qui avaient été grandement aidées par la PAC (surtout entre 1962 et 1992), sont les grandes perdantes des évolutions agricoles actuelles. Trop peu concentrées, victimes de la concurrence extra et intra-européenne, elles peinent à se reconvertir vers des filières de production alternatives. Leur devenir pose plus largement celui des campagnes dans lesquelles elles jouent un rôle fondamental dans l’animation de la vie locale.

Cette diversité agricole se traduit aussi par un total éclatement des logiques culturales et des modalités d’élevage. L’exploitation des terroirs juxtapose des méthodes a priori contradictoires. Aux processus d’intensification reposant notamment sur une chimisation poussée (engrais, pesticides) des assolements culturaux répondent par exemple des modes d’agriculture biologique proscrivant tout intrant non naturel. Cette diversité se retrouve jusque dans la façon de cultiver les sols : l’agriculture de conservation prône les TCS (Techniques de culture simplifiées), allonge les rotations culturales afin d’éviter les logiques de monoculture et prohibe le recours aux labours jugés traumatisants pour les terres – si souvent utilisés par ailleurs.

Si « désagricolisation » il y a, celle-ci reste, tout comme la désindustrialisation, un processus socialement et territorialement très sélectif qui procède moins d’un déclin strict que de l’éclatement d’un secteur économique dont les trajectoires productives s’individualisent et se complexifient. Le monde agricole oscille alors, selon ses acteurs, entre crise sévère et réussite insigne. A l’heure où la PAC entre dans une nouvelle phase de réforme, le politique est tenu de répondre clairement à une question structurante : la « désagricolisation » doit-elle être combattue ou, au contraire, accélérée au nom du principe de rentabilité économique qui suppose une mise en concurrence, à l’aune de leur inégale compétitivité, des systèmes agricoles et des exploitations ?

[1]. Il faut lire à cet égard les travaux de Sébastien Abis, notamment Agriculture et mondialisation. Un atout géopolitique pour la France, en collaboration avec Thierry Pouch (Presses de Sciences Po, 2013) ainsi que Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale (Armand Colin, 2015).
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