ANALYSES

Tunisie, de l’indépendance à la démocratie ?

Presse
20 mars 2018
Le 20 mars est le jour de célébration de l’indépendance de la Tunisie, qui remonte à 1956. Depuis le soulèvement populaire de 2011, l’ordre politique et institutionnel est bouleversé : une nouvelle Constitution, adoptée par une assemblée démocratiquement élue, fonde la Seconde République tunisienne. Partant, l’indépendance est susceptible de se conjuguer avec une démocratisation du régime républicain mis en place. À défaut d’incarner un quelconque modèle pour le monde arabe, la Tunisie représente une expérience politique qui mérite d’être suivie avec attention.

La Tunisie devient une province de l’Empire ottoman à la fin du XVIe siècle. Sous domination ottomane, elle jouit d’une autonomie à l’égard du sultan d’Istanbul, ce qui permet l’émergence d’autorités locales incarnées par le Dey (à la tête de l’État) et le Bey (qui seconde le premier et administre le territoire). L’autonomisation s’accroît au XIXe siècle et permet à la dynastie des Husseinites de prendre des décisions d’une grande modernité : abolition de l’esclavage en1819 et adoption d’une constitution (1861).

Toutefois, les difficultés financières de la Régence ont affaibli l’État. L’incursion de Kroumirs en territoire algérien, en mars 1881, sert de prétexte à Jules Ferry pour engager l’armée française dans une expédition punitive qui contraint le Bey de Tunis à signer le traité de Bardo (12 mai 1881). Celui-ci prévoit l’abandon de la souveraineté externe de la Tunisie en faveur d’un ministre résident français. Après une révolte nationaliste dans le centre et le sud de la Régence (1881-1882), le Résident général, Paul Cambon, impose au nouveau Bey, Ali ibn Husayn (1882-1902), la convention de La Marsa (8 juin 1883), qui institue officiellement le protectorat français.

Le Bey perd de facto la plupart de ses prérogatives et le statut de protectorat est assimilable à une véritable colonie. Les mobilisations anticoloniales et le mouvement nationaliste tunisien naissent au début du XXe siècle. Le parti du « Destour » (« Constitution »), qui voit le jour en 1920, revendique l’indépendance. Habib Bourguiba, avocat de formation, tente de l’orienter vers une voie libérale et laïque, avant de créer en 1934 son propre mouvement qui se veut plus moderne : le Néo-Destour.

Des négociations menées avec le gouvernement du Front populaire en 1936-1937 n’ont pas abouti. Au début des années 1950, la rupture est consommée entre la France et Bourguiba. Ce dernier est emprisonné alors que la tension monte : manifestations, attaques de « fellagas ». Il faut attendre le discours de Carthage prononcé par Pierre Mendes France, alors Président du Conseil, pour que la France reconnaisse, le 31 juillet 1954, l’autonomie interne de la Tunisie. Le 20 mars 1956, c’est la reconnaissance de l’indépendance totale de la Tunisie. Le Bey est déposé et la République proclamée en juillet 1957.

INDÉPENDANCE ET AUTORITARISME

L’élaboration et l’adoption de la constitution (ratifiée le 1er juin 1959) posent les fondements du nouvel État. Si cette Loi fondamentale consacre l’islam comme religion de l’État, le président Bourguiba, élu en novembre 1959, impose d’emblée une vision moderne de la société. Inspiré par le modèle républicain français et par l’État laïc d’Atatürk, le « Combattant suprême » de l’indépendance entreprend d’audacieuses réformes dans une société encore imprégnée des valeurs conservatrices.

Outre une politique volontariste de scolarisation (avec des résultats remarquables en matière de lutte conte l’analphabétisme), l’adoption du code du « statut personnel » en 1956 améliore profondément la condition de la femme, statut toujours sans équivalent dans le monde arabe (avec l’interdiction de la polygamie et de la répudiation, puis une dynamique favorable à l’égalité juridique au gré de révisions successives.) Cette politique de modernisation sociétale/sociale de la société tunisienne dans le sens de l’éducation et de la transition démographique. Parallèlement, Bourguiba se distingue par une politique extérieure ouverte et modérée, qui dénote à une époque où le monde arabe baigne dans la radicalité des idéologies panarabes.

Toutefois, le pouvoir est concentré entre les mains d’un président se rêvant « despote éclairé ». Un État fort, centralisé et organisé autour d’un parti unique (le Néo-Destour, devenu par la suite le Parti socialiste destourien ou PSD), laisse peu de liberté à la société. Sur le plan économique, le dirigisme étatique ne parvient pas à sortir le pays du sous-développement. Bourguiba met fin à l’expérience collectiviste menée par le Premier ministre Ben Salah et réoriente le pays vers les principes de l’économie de marché dès le début des années 1970.

Non seulement la libéralisation politique du régime ne survient pas, mais le « despotisme éclairé » de Bourguiba vire au régime de parti unique (le Néo-Destour) et au culte de la personnalité d’un président désigné « à vie » (1975). Le régime sombre dans un autoritarisme s’appuyant sur un appareil policier, dérive qui s’accentue face aux actes de déstabilisation fomentés par le « Guide libyen » (après le rejet en 1973 du projet d’unification des deux pays au sein de la République arabe islamique), et aux troubles intérieurs d’ordre politique (tentative de coup d’État en 1980, montée en puissance des islamistes au début des années 1980) et sociaux (émeutes sociales à Gafsa en 1978 et 1980, puis à Tunis même en 1984.)

Après trente ans de pouvoir et une fin de « règne » de Habib Bourguiba marquée par l’affaiblissement de l’État et la montée de l’islamisme, le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali finit par déposer le Père de l’indépendance, le 7 novembre 1987, par une sorte de « coup d’État médical ». Après cette « Révolution du jasmin », le régime verse dans l’obsession sécuritaire. Le retour du régime de parti unique (le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) succède à l’historique Parti socialiste néo-destourien) se double de la captation du pouvoir politique et économique par les clans familiaux du couple présidentiel. La corruption et la prédation auxquelles s’adonne l’entourage du président Ben Ali et de sa femme, Leila Trabelsi, vont consommer la rupture de la société avec le régime.

DE LA RÉVOLUTION À LA DÉMOCRATIE ?

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, jeune diplômé contraint à la condition de marchand ambulant, s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, ville agricole de 40 000 habitants dans la région de Sfax, après l’énième confiscation de sa marchandise. Cette mort tragique déclenche un soulèvement populaire à l’origine d’une puissante onde de choc dans l’ensemble du monde arabe. Le mode suicidaire pour interpeller le pouvoir est symptomatique d’une réalité fondamentale de la Tunisie en particulier et du Maghreb en général : le désespoir d’une jeunesse diplômée plongée dans un profond malaise social ; l’aggravation des inégalités territoriales ; une rupture de la relation de confiance entre les autorités et une population devenue rétive à la propagande d’État.

Dans le cas tunisien, l’image de l’effet domino est pertinente : parti de Sidi Bouzid, le soulèvement s’est propagé à des villes (délaissées et défavorisées) de l’intérieur des terres vers la côte Est, pour gagner la capitale Tunis et pousser le Président Zine El Abidine Ben Ali à fuir en Arabie Saoudite, au soir du 14 janvier 2011. Cette révolution est sans leader, mais conduite par un slogan fort, scandé le plus souvent en français : « Dégage ! » (« Irhâl ! »), injonction impérieuse que les Tunisiens ont adoptée par-delà les générations, les classes et les territoires.

Depuis la chute de ce régime inique, la Tunisie est entrée dans un processus de transition démocratique qui devrait produire un nouvel ordre politique et social fondé sur un acte constituant fondateur de la Seconde République tunisienne. Le système de parti unique a laissé place à un multipartisme réel.

Au terme de près de sept années de transition politique chaotique, ponctuées par l’adoption d’une nouvelle Constitution, les institutions de la Seconde République deviennent réalité. En octobre 2014, les premières élections législatives ont lieu et sont marquées par la défaite des islamistes, au profit du parti Nidaa Tounes. Pourtant, la situation politique instille une impression de confusion.

LA PERSISTANCE DE « VIDES INSTITUTIONNELS »

Tout d’abord, parce que le parti majoritaire a décidé de gouverner sur la base d’une large coalition qui a brouillé sa ligne politique ; ensuite, l’alliance a priori contre-nature entre Nidaa Tounes et Ennahada au nom de l’union nationale semble surtout source d’inaction ; enfin, Nidaa Tounes connaît de fortes dissensions internes, mêlant clivages politiques et lutte de pouvoir en vue de la succession du président élu, Béji Caïd Essebsi. Ces tensions freinent l’action gouvernementale – dont on a du mal à déceler la stratégie – et nourrissent l’exaspération d’un peuple tunisien frappé par une forme de « désenchantement démocratique ». Celui-ci se traduit notamment par un rejet de la classe politique.

Au-delà des acteurs politiques, ce changement est désormais ancré dans la Constitution démocratique adoptée en 2014. L’ordre constitutionnel de la jeune Seconde République tunisienne prend forme autour d’une institution présidentielle et une « Assemblée du peuple », démocratiquement élues. Le processus de justice transitionnelle a été enclenché, mais est loin d’avoir été achevé par l’« Instance Vérité et Dignité » (IVD). Son travail a néanmoins permis au peuple tunisien de (re)plonger dans un passé douloureux, avec des témoignages sur l’arbitraire qui a régné sous Ben Ali mais aussi Bourguiba. Ce difficile exercice de travail de mémoire est salutaire pour rendre hommage aux victimes, écrire l’Histoire pour mieux construire un avenir national commun.

Malgré les progrès démocratiques, de nombreuses institutions prévues par la Constitution attendent d’être mises en place. C’est le cas du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de la magistrature. Leur absence constitue des « vides institutionnels » qui nuisent à la mise en place d’un État de droit démocratique. Les Tunisiens subissent plus directement encore l’absence de « démocratie locale ». Depuis la révolution de 2011, aucune élection municipale n’a été organisée, même si elles sont prévues prochainement. Une défaillance à l’origine de dysfonctionnements dans la gestion publique locale qui pèsent tant sur la vie quotidienne des Tunisiens.

Du reste, derrière la stabilisation de la situation politico-sécuritaire, l’urgence pour les citoyens tunisiens est de nature économique et sociale. La Tunisie souffre d’un déficit public important, la dette publique atteint les 70 % du produit intérieur brut et le chômage officiel qui est à 15 % au niveau national grimpe à 30 % chez les jeunes diplômés. À cela s’ajoute une inflation très forte à 6,5 % à la fin de l’année 2016. Enfin, la monnaie nationale – le dinar tunisien – a connu une dévaluation de près de 30 % de sa valeur par rapport à l’euro en deux ans. Cela a pour conséquence une hausse du coût des importations et une balance commerciale agricole déficitaire. Dans la vie quotidienne des Tunisiens, il s’agit d’un renchérissement direct des produits de première nécessité.

Partant, l’instabilité économique et sociale pourrait engendrer finalement les ferments d’une déstabilisation politique. Ces ferments pourraient être alimentés par l’absence d’une véritable alternative politique présentée aux Tunisiens lors des prochaines échéances électorales, avec les élections municipales au premier semestre 2018 et les présidentielles en 2019.
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