18.12.2024
Syrie : la prise d’Afrin par l’armée turque
Tribune
20 mars 2018
Dans le cadre de l’opération « Rameau d’olivier », les forces turques accompagnées par leurs alliés de l’Armée syrienne libre ont pris le contrôle de la ville d’Afrin dimanche. Cette étape importante dans les conflits se déroulant au Nord de la Syrie permet à la Turquie de réduire l’influence des forces kurdes dans cette zone. Le président Erdogan souhaite continuer dans cette voie militaire malgré la fuite de milliers de civils. Pour nous éclairer sur les conséquences de cette opération, le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
Dans le cadre de l’opération « Rameau d’olivier », les soldats turcs accompagnés par des membres de l’Armée syrienne libre ont pris le contrôle de la ville d’Afrin. Cette victoire enterre-t-elle la présence des forces kurdes en Syrie ? Finalement, les Kurdes sont-ils les grands perdants du conflit syrien ?
Cette prise d’Afrin par l’armée turque marque une nouvelle séquence de cette guerre syrienne. Pour autant, les forces kurdes de Syrie, qui sont regroupées derrière le Parti de l’union démocratique (PYD) et des milices de l’Union de protection du peuple (YPG), n’étaient pas exclusivement basées sur Afrin. Bien que la prise d’Afrin soit une défaite militaire pour ces forces, elles ne sont pas vaincues, car elles continuent de contrôler militairement, mais aussi à gérer politiquement et socialement, de vastes zones dans le Nord de la Syrie.
Deuxièmement, la résistance des forces kurdes a été acharnée depuis deux mois, dans la mesure où le président Erdogan, au début de l’opération dite « Rameau d’Olivier », avait prédit que l’armée y parviendrait à Afrin en quelques jours. Ils auront mis huit semaines. Cela indique qu’au-delà de la valeur militaire des milices liées au PYD, les capacités opérationnelles de l’armée turque sont sujettes à questionnement. En effet, cette opération n’a pas demandé à l’armée turque de déployer ses forces à des milliers de kilomètres, la zone d’Afrin étant à 10 kilomètres de la frontière. S’il a fallu de nombreuses semaines pour arriver à leurs fins, c’est probablement dû aux nombreuses purges dont a été victime l’institution militaire turque, notamment depuis la tentative de coup d’État du mois de juillet 2016 qui a en partie désorganisé cette armée. Enfin, n’oublions pas que le rapport de force militaire entre l’armée turque et les milices kurdes est asymétrique.
Cette dernière a par ailleurs été épaulée par des « débris » de l’armée syrienne libre liés à la Turquie, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même par rapport à ce qu’elle était en 2012-2013. Ces brigades sont effectivement rentrées dans Afrin avec l’armée turque, et commettent de nombreuses exactions, étant moins contrôlées que l’armée turque.
Quels bénéfices la Turquie va-t-elle tirer de cette opération militaire ? L’armée turque nourrit-elle de nouvelles ambitions d’incursion dans la région ou s’agissait-il pour le pays de seulement préserver la sécurité au niveau de ses frontières ?
Tout d’abord, le président Erdogan, dans ses discours depuis le début de l’opération « Rameau d’olivier », a déclaré que le premier objectif était Afrin et qu’ensuite les troupes turques se dirigeraient vers Manbij, voire jusqu’à la frontière irakienne et même au Sinjar dans le Nord de l’Irak. Toutefois, l’objectif est loin d’être atteint sachant qu’il a fallu deux mois pour avancer de quelques kilomètres jusqu’à Afrin, et que Manbij est à 70 kilomètres de cette dernière… De plus, des troupes américaines sont stationnées dans cette ville syrienne, ce qui complexifie une hypothétique opération turque. Nul n’imagine qu’en dépit des turbulences qui existent actuellement entre les États-Unis et la Turquie, l’armée turque souhaite prendre le risque d’affronter les troupes américaines. Par ailleurs, la frontière irakienne est encore plus éloignée. Lorsque le président Erdogan parle de « nettoyage » des milices kurdes, on peut considérer qu’il prend ses désirs pour des réalités.
Ce qui est plausible, c’est la mise en œuvre d’une zone de sécurité le long de la frontière turco-syrienne qui impliquerait qu’elle soit démilitarisée, ou sous contrôle international, et qui négocierait avec les groupes kurdes un retrait de quelques kilomètres de leur part. Cela serait une solution politique après cette séquence militaire de la prise d’Afrin.
L’État turc et son président sont persuadés qu’ils peuvent régler militairement la question kurde, en Turquie, ou dans le Nord de la Syrie. Erdogan considère toujours que le PYD est une organisation terroriste, la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guerre contre la Turquie depuis 1984. Mais, croire que l’on peut trouver une solution à la question kurde par la voie militaire est illusoire. Le PKK est plus fort de nos jours qu’en 1984, prouvant que les solutions militaires mises en œuvre n’ont pas été efficaces. De la même manière en Syrie, trouver une solution ne peut se faire que par le biais de la voie politique et diplomatique. Il y a une forme d’illusion, de « fuite en avant » de la part de M. Erdogan avec cette opération en Syrie qui pourrait accroître les velléités guerrières de la Turquie. D’autant que les innombrables déclarations du président truc entretiennent une mystique anti-kurde très préoccupante.
Quelle réaction peut-on attendre de la coalition internationale suite au retrait des forces kurdes, précieuses alliées de Washington notamment ? De nombreux chiffres circulent allant jusqu’à 200 000 civils déplacés. Peut-on porter crédit à ces données ? Si oui, de quelle manière cet exode massif peut-il être géré dans cette région dévastée par les conflits ?
La réaction de la coalition internationale est une douloureuse leçon de realpolitik. En effet, les Kurdes liés au PYD ont été les éléments moteurs de la lutte au sol contre l’État islamique (EI). Ces forces ont notamment été décisives dans la prise de Raqqa. À l’époque, la coalition internationale menée par les États-Unis se félicitait d’avoir comme alliés ces combattants aguerris au sol. Actuellement, ils sont attaqués par la Turquie, et nul n’ose s’opposer à cette dernière. Dès lors, ceux qui risquent de faire les frais de cette nouvelle conjoncture dans le Nord de la Syrie sont les Kurdes, une nouvelle fois potentiellement trahis par ceux qui les ont utilisés antérieurement. Ce contexte rend, lui aussi, d’autant plus nécessaire de passer à la phase de négociation politique entre toutes les parties. D’autant plus que le rapport militaire entre l’armée turque et les milices kurdes est asymétrique.
Concernant la question des réfugiés, il convient d’être prudent quant aux chiffres qui circulent : probablement des dizaines de milliers, peut-être plus de 100 000, 200 000 paraît exagéré, mais certes pas impossible. Dans ce cadre donné, la mise en œuvre d’une zone de sécurité le long de la frontière pourrait permettre à ces déplacés de revenir s’installer. Une petite partie des trois millions de Syriens réfugiés en Turquie pourrait également revenir dans cette zone de sécurité, si elle est mise en œuvre. Il serait donc nécessaire que les responsables internationaux prennent leurs responsabilités, sans hésiter à faire pression sur les parties belligérantes, pour tenter de régler la question de ces déplacements de populations. Il faut toutefois avoir conscience qu’entre le souhait et la réalité, il y a un certain gap difficile à combler, l’histoire de la crise syrienne qui entre dans sa huitième année le prouve amplement.