12.11.2024
La France est-elle armée dans la course à l’intelligence artificielle ?
Tribune
19 mars 2018
La ministre des Armées, Florence Parly, a annoncé une série de mesures en faveur du développement de l’intelligence artificielle militaire. Ainsi, la France suit le mouvement impulsé par les Américains, les Chinois, les Russes ou encore les Indiens… Mais est-elle en capacité de rivaliser avec ces puissances ?
Vendredi 16 mars, Florence Parly a annoncé un plan pour le développement de l’intelligence artificielle (IA) avec pour objectif de renforcer les capacités militaires françaises. À terme, ce plan vise à doter la Défense d’un budget annuel de 100 millions d’euros consacrés à l’IA, et une cinquantaine d’experts supplémentaires, spécialisés en science des données (data science) et en IA, devraient être recrutés d’ici 2022 au sein de la Direction générale de l’armement (DGA). Florence Parly a également annoncé la création d’une « Agence de l’innovation de défense » au sein du ministère, qui inclura des start-up et cherchera à nouer des partenariats au niveau européen.
Environ la moitié du budget annuel alloué à l’IA militaire devrait financer des programmes de recherche, et quelque 10 millions d’euros à l’évaluation et à l’intégration au système de défense des technologies d’IA déjà existantes.
Le projet MMT
Cette annonce coïncide avec le lancement du Man-Machine Teaming (MMT, coopération homme-machine), un projet financé à hauteur de 30 millions d’euros, qui vise à développer l’IA dans le domaine de l’aéronautique de combat. Ce projet a été présenté à la ministre par la Direction générale de l’armement (DGA), Dassault Aviation et Thales, qui dirigeront l’étude, avec le soutien de PME et de laboratoires français spécialisés dans les applications civiles de l’IA.
Dans le secteur de l’aéronautique militaire, le ministère des Armées souhaite que l’IA améliore et facilite la prise de décision des pilotes et des opérateurs, avec à la clef, une réactivé accrue et une réduction de la fatigue et du stress. Le projet MMT devra également définir des « stratégies innovantes » pour faire voler ensemble des avions de chasse et des drones afin de contourner les systèmes de défense aériens.
Les avions de chasse qui voleront à l’horizon 2025-2030 devraient être équipés de capteurs à haute résolution ; ils génèreront une grande quantité de données qu’il faudra traiter et combiner en temps réel. L’étude MMT devra concevoir des procédés pour parvenir à ce résultat et permettre également aux systèmes armés connectés entre eux de puiser dans les historiques de données et dans d’autres sources d’information pour améliorer leurs performances dans le combat cloud[1].
À mesure que l’armement gagnera en complexité et en capacité d’autonomie, l’être humain devra le gérer au mieux et rester dans la boucle de décision : il n’est pas question de produire des systèmes d’armes létales autonomes, autrement dit, des « robots tueurs ». Pour ce faire, l’IA devra non seulement traiter les données, mais encore livrer au pilote toutes les informations dont il a besoin pour optimiser sa prise de décision ; autrement dit, c’est vers des systèmes semi-autonomes et une coopération homme-machine que la Défense française semble se diriger.
Plus largement, le ministère des Armées est conscient du rôle majeur que jouera l’IA dans les systèmes d’armement du futur. Les applications militaires de l’IA toucheront sans doute, dans un premier temps, le renseignement militaire, la cybersécurité, le combat collaboratif sur terre et dans les airs, les opérations de déminage et la maintenance prédictive.
Quatre domaines d’application de l’IA ont été particulièrement identifiés : les capteurs de reconnaissance intelligents ; la navigation autonome sur les terrains difficiles ; les opérations conjointes entre vols habités et non-habités ; et l’interface homme-machine à l’intérieur du cockpit. Les premiers résultats sont attendus en 2025, avec une utilisation généralisée à l’horizon 2030, même si l’IA est déjà mobilisée pour calculer la trajectoire des missiles et traduire les langues étrangères.
La place de la France dans la compétition mondiale pour l’IA
Comme l’a rappelé Florence Parly, ces annonces s’inscrivent dans le prolongement de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, dans laquelle l’innovation constitue l’un des axes majeurs. Mais, ce qui retient surtout l’attention, c’est la place accordée dans ces annonces aux structures civiles : Dassault et Thales, bien sûr, mais également des start-up et des centres de recherche civils.
Il apparaît clairement que la France, en matière d’IA militaire, a choisi de suivre l’exemple des États-Unis et de la Chine, qui conçoivent le développement de l’IA sous la forme d’une coopération entre les secteurs militaire et civil : les avancées de l’un devant être le plus rapidement possible transposables dans le domaine de l’autre.
Cette agence de l’innovation de défense, qui devrait voir le jour cette année, sera donc créée à côté de la DGA. Pour quelle raison ? Le gouvernement est sans doute conscient que les programmes de la DGA s’inscrivent dans le temps long (sous-marins nucléaires, satellites de renseignement, véhicules blindés…) et requièrent des procédures lourdes et complexes. Aussi la DGA n’est-elle peut-être pas la mieux placée pour mener des projets comme le développement de l’IA militaire. Eric Schmidt, le directeur du comité consultatif pour l’innovation du département de la Défense américaine(DoD) , a adressé le même type de reproches au DoD, en pointant du doigt les faiblesses des infrastructures d’innovation du secteur public américain et la nécessité d’intégrer les firmes technologiques du secteur privé à l’innovation militaire.
Nous savons qu’en Chine et aux États-Unis, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) et les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Microsoft) sont associés – et pour certains de façon très étroite – aux programmes de développement de l’IA de leurs États respectifs. Il est désormais admis que Robin Li, le PDG de Baidu, a joué un rôle majeur dans le lancement du « Plan de développement pour la prochaine génération d’IA » dévoilé par Pékin en juillet 2017, et, récemment, Google a révélé avoir mis sa technologie d’IA au service du Pentagone. Manifestement, les Français cherchent à adopter la même stratégie que ces deux géants.
Pour autant, les niveaux d’investissement de la France en IA restent largement en deçà de ceux des États-Unis et de la Chine : 100 millions d’euros annuels de financements publics annoncés, contre 1 à 3 milliards de dollars pour les États-Unis et 22 milliards de dollars prévus pour la Chine (59 milliards d’ici 2025). En outre, la réglementation sur la protection des données personnelles n’autorise pas la France à mener les collectes massives que se permettent la Chine et les États-Unis sur leur population – des données essentielles à l’apprentissage automatique des machines.
Afin de pouvoir éventuellement rivaliser un jour avec les capacités militaires et stratégiques des Américains et des Chinois, eu égard aux promesses que renferme l’IA, l’État pourrait donc revoir à la baisse ses exigences en matière de protection des métadonnées de sa population… L’alternative serait d’inclure les partenaires européens dans ce projet, ce qui permettrait, d’une part, de récolter de grandes quantités de données sans outrepasser les règles juridiques et les normes éthiques, et d’autre part, cela permettrait d’accéder à des niveaux de financement substantiels. Pour ce faire, les États européens doivent donc trouver un terrain d’entente pour forger cette Europe de l’intelligence artificielle, sans quoi ils risquent d’être submergés par les grandes puissances et leurs firmes technologiques.
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[1] En mars 2016, l’US Air Force définissait le combat cloud comme « un réseau global de diffusion et de partage des données au sein d’un espace de combat, dans lequel chaque utilisateur, plateforme ou nœud informatique autorisé, participe de manière transparente, reçoit des informations essentielles et est capable de les utiliser à travers toute la gamme des opérations militaires ».