19.12.2024
« Prévenir pour protéger » : continuité ou changement de paradigme dans l’appréhension du phénomène de la radicalisation ?
Interview
5 mars 2018
Présenté par le premier ministre, Édouard Philippe, le vendredi 23 février, le Plan national de prévention de la radicalisation « Prévenir pour protéger » constitue la troisième initiative gouvernementale en la matière. Deux dimensions semblent prioritaires parmi les 60 mesures listées dans ce rapport. D’une part, la prévention en amont, notamment via la formulation d’un contre-discours solide. D’autre part, la synergie des dispositifs, et le partage d’expérience avec ce qui se fait à l’étranger. Pour nous éclairer, le point de vue de François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS*.
Le premier ministre, Edouard Philippe, a présenté il y a quelques jours le Plan national de prévention de la radicalisation. Quels en étaient les enjeux, notamment en matière de contre-idéologie ?
Il est à noter que ce plan est le troisième du nom en deux ans. Il est publié après une série d’échecs notables, notamment en ce qui concerne les missions de « désendoctrinement » ou « déradicalisation », confiées à des associations privées dites de la société civile. On s’est rendu compte que ces expériences basées sur le volontariat ne fonctionnaient pas, ou pas suffisamment.
Beaucoup d’aspects sont évoqués dans ce Plan. Certains portent sur le repérage et la signalisation des individus en voie de radicalisation dans l’espoir de freiner leur trajectoire. Des mesures traitent de ceux qui sont de retour de Syrie ou d’Irak, et éventuellement de leurs enfants. En ce qui concerne la contre-idéologie, on reste sur sa faim dans la mesure où n‘a pas été définie de ligne capable d’inspirer un contre-discours. Trop souvent, on a considéré la radicalisation religieuse comme relevant de la dérive sectaire ou de la « chute », comme dans l’alcoolisme ou la délinquance, liée à une déchéance sociale ou à un mécanisme psychologique.
Cette lecture néglige le fait que l’engagement vers l’islamisme radical combattant procède d’une véritable conversion supposant l’adoption d’une ligne doctrinale bien précise, c’est-à-dire l’idéologie takfiriste, terreau intellectuel d’Al-Qaïda et de Daech notamment.
Jusqu’à présent, nous avions trop l’habitude de voir les djihadistes au travers de la psychiatrie, de la dépendance et de la misère sociale, sans prendre réellement en compte l’adhésion et la conversion à une communauté, à sa doctrine et stratégie. Ces gens espèrent à la fois le paradis, l’établissement d’un califat mondial, et la vengeance de siècles de « persécution » : on ne peut pas traiter cela comme des problèmes d’adolescents.
La France n’est pas encore au point là-dessus, et un traitement de fond s’imposera tôt ou tard. Il passera par une coopération avec des autorités islamiques capables de persuader les sympathisants de ces idéologies qu’ils se sont engagés sur une voie erronée.
Pour le moment, on se contente de renforcer des mesures de censure pour empêcher la propagande de Daech de circuler, comme réclamer des réseaux sociaux qu’ils retirent encore plus vite (en une heure désormais) des messages à caractère « terroriste ». Cela répond d’ailleurs à une tendance lourde de Facebook et Twitter à censurer de manière croissante les fake news, les discours de haine, les thèses complotistes, et les contenus faisant l’apologie du terrorisme. Cette mobilisation des GAFA n’empêchera pas des réseaux humains d’entrer en contact via des supports très sécurisés, similaires à la messagerie privée Telegram. Mais désormais, il faut être initié par un mentor et donc rentrer en contact avec des groupes pro-califat.
Parmi les soixante mesures de ce document, une importance particulière est donnée au partage d’expérience en matière de prévention avec les dispositifs existants à l’étranger. Cela peut-il constituer une réponse aux limites d’une coopération internationale strictement sécuritaire ?
Il y a plusieurs « modèles » à l’étranger, il faudrait donc voir dans quelle mesure ils seraient transposables en France.
Dans la ville d’Aarhus, au Danemark, il y a eu une initiative visant à décourager des jeunes de se rendre en Syrie. Une coopération s’est instaurée entre les travailleurs sociaux, la société civile, les services de l’État à l’aide du tutorat et du soutien psychologique.
Les Britanniques ont également mené des actions similaires, ainsi que les Allemands, à travers le lancement du programme Hayat. Mais, encore une fois, c’est une chose très différente d’empêcher un jeune qui commence à rentrer dans des circuits radicaux et, d’autre part, de démobiliser et réintégrer quelqu’un engagé dans l’action armée, et qui est allé combattre en Syrie ou Irak.
Le traitement psychologique, social et idéologique de chaque individu devrait surtout être national, ne serait-ce que pour des questions de langue et de proximité.
Les revers militaires de Daech et les différents dispositifs gouvernementaux ont-ils eu un réel effet dissuasif sur les individus souhaitant se rendre dans des zones d’activités à caractère terroriste, ou l’attrait des Fançais pour les terres de « djihad » est-il toujours d’actualité ? À l’étranger, l’organisation terroriste dispose-t-elle toujours d’un vivier de recrutement international ?
Si Daech a été éradiqué en Irak et en Syrie, le djihadisme dispose encore de leviers de recrutement. De plus, il semblerait que leur chef Abou Bakr al-Baghdadi soit toujours vivant, et que des sommes d’argent considérables aient été mises à l’abri.
Toutes leurs structures n’ont pas disparu, et ils sont toujours capables de perpétrer des attentats dans d’autres zones, notamment en Afghanistan. Des groupes régionaux franchisés à l’organisation sont encore pleinement actifs comme Boko-Haram, l’Organisation de l’État islamique en Libye, dans la province égyptienne du Sinaï, et au Yémen dans une moindre mesure.
En revanche, deux aspects sont nettement à la défaveur de Daech. Il s’agit tout d’abord de la perte conséquente de ses moyens techniques de communication, notamment au niveau des supports numériques. Il n’y a, à ce jour, plus aucune production audiovisuelle comparable à ce que Daech pouvait sortir à son apogée.
L’autre dimension est discursive. Leur « storytelling » sur la mise en place d’un califat triomphant et conquérant s’est effondré du fait des revers militaires, et est désormais moins crédible.
Pour autant, ceux qui désirent s’engager dans le terrorisme djihadiste, mais qui n’ont pas rejoint Daech, peuvent se dire que la stratégie de Daech n’était finalement pas la bonne et que la ligne d’Al-Qaïda – la lutte contre « l’ennemi lointain » plutôt que la création immédiate d’un califat territorialisé et d’un combat engagé contre le monde entier – était la bonne.
Il faut prendre garde à la possible instrumentalisation du contexte géopolitique : un discours victimaire (« vous voyez, les Occidentaux ont, une fois encore, détruit le califat, qui est le seul pouvoir temporel légitime ; ils nous persécutent ») pourrait mobiliser de nouvelles recrues.
Quant aux « returnees » ou « foreign fighters », qui sont allés s’endurcir sur les théâtres irako-syriens, leur flot devrait se tarir nettement. Tous ne retourneront pas forcément en France et parmi ceux-là, tous ne traduiront pas forcément leur désir de vengeance par des attentats sur le sol national. Mais ils peuvent susciter un désir d’imitation, auréolés du prestige des vétérans. Daech est en difficulté sur le plan sécuritaire et logistique, ce qui ne lui permet plus, a priori, de mener des attaques d’envergure en Europe comme celles de 2016. Cela diminue d’autant l’attrait de l’organisation terroriste pour des individus autrefois séduits par l’image triomphale d’un califat qui « durerait et s’étendrait » suivant son slogan, et pouvait répandre la terreur dans n’importe quel pays. Mais nous sommes loin d’être prémunis de la menace du terrorisme djihadiste.
*Il vient de publier « Fake News : La grande peur » (VaPress, 2018).