12.12.2024
Où en est la crise du dopage russe à l’approche des JO d’hiver 2018 ?
Interview
5 février 2018
Pour la première fois de l’histoire de l’olympisme moderne, un comité national olympique va être suspendu pour des faits de dopage. La Russie ne sera, en effet, pas représentée de façon collective aux Jeux olympiques de PyeongChang qui s’ouvrent ce vendredi 9 février. Pim Verschuuren, chercheur associé à l’IRIS et doctorant à l’Université de Lausanne, revient sur cette situation et analyse ses enjeux.
Les JO d’hiver s’ouvrent dans quelques jours. Comment la Russie sera-t-elle représentée à cette olympiade ?
Pour la première fois de l’histoire de l’olympisme moderne, un comité national olympique va être suspendu pour des faits de dopage. Comme annoncé par le Comité international olympique (CIO), la Russie ne sera pas représentée de façon collective aux Jeux olympiques de PyeongChang qui s’ouvrent ce vendredi 9 février. En revanche, certains athlètes russes pourront participer, sous conditions strictes : s’ils n’ont jamais été condamnés pour dopage, et si leur nomination est validée par un panel indépendant (où siège Valérie Fourneyron, ancienne ministre des Sports française) qui doit valider les participations au cas par cas. Une liste de 169 noms a d’ores et déjà été validée par ce jury.
Quel que soit leur nombre, ces athlètes ne concourront pas sous les couleurs de la Russie, de même que l’hymne russe ne sera pas diffusé lors de la cérémonie de remise des médailles. Les athlètes évolueront sous la dénomination officielle d’« athlète neutre de Russie ». De plus, si les Russes se montrent coopératifs, ils pourront défiler collectivement sous les couleurs nationales lors de la cérémonie de clôture. C’est une façon pour le CIO d’ouvrir une porte de sortie à cette crise qui empoisonne le sport international depuis plusieurs années désormais.
Comment en est-on arrivé à cette situation ?
Cela fait maintenant plus de 3 ans que cette affaire russe de dopage organisé fait la Une médiatique. À quelques jours de l’ouverture des Jeux olympiques d’été de Rio en 2016, mis sous pression par la publication du rapport McLaren commandité par l’Agence Mondiale Antidopage qui avait souligné le dopage organisé (« state-sponsored doping system ») qui avait notamment prévalu autour des JO de Sotchi, le CIO avait dû prendre une décision difficile : fallait-il punir la Russie collectivement et exclure tous les Russes des JO ? Le CIO préféra laisser cette responsabilité aux fédérations internationales, et ordonna sa propre enquête sur cette affaire. Cette décision, prise dos au mur, avait été critiquée au regard de la gravité et du caractère systémique des violations antidopage en Russie. Nombreuses étaient les autorités et les personnalités du monde du sport à réclamer une sanction exemplaire, estimant qu’il s’agissait de sauvegarder la crédibilité de l’olympisme.
Suite aux JO de Rio, le CIO avait lui-même diligenté ses propres enquêtes ce qui avait conduit à la publication de deux rapports à la fin de l’année 2017. Le rapport Schmitt souligne notamment que le dopage organisé en Russie était orchestré de façon institutionnelle, impliquant le ministère des Sports et les services secrets, mais souligne l’absence de preuve accablant le « plus haut niveau politique » (comprenez la présidence, V. Poutine lui-même). Quant au Rapport Oswald, il confirmait les rapports Maclaren, relatant comment les échantillons urinaires des athlètes russes avaient été falsifiés lors des JO de Sotchi avec l’aide des services secrets. Pour cela, plusieurs sources concordaient, à savoir les témoignages de lanceurs d’alerte (et en particulier celui de l’ancien directeur du laboratoire anti-dopage russe G. Rodchenkov) et la base de données de ce laboratoire récupérée au cours de l’année 2017.
La décision du 5 décembre 2016 d’exclure le Comité national russe des JO d’Hiver en Corée du Sud a également été critiquée, car le CIO a usé du compromis en faisant participer les athlètes russes sous conditions. Le principe de neutralité ne l’est, à ce titre, pas tout à fait, car il sera écrit sur les uniformes des sportifs russes « Athlètes neutres de Russie ». Cela prête à penser à un double standard dans les décisions du CIO, car lorsque des pays comme le Koweït sont mis au ban et que leurs athlètes concourent sous une étiquette neutre, il n’y pas le nom du pays derrière. De même, quand l’Afrique du Sud avait été exclue durant le régime de l’Apartheid, les athlètes sud-africains qui ne soutenaient pas la ségrégation avaient été également privés de participation. Au regard du poids sportif et politique de la Russie, on peut imaginer que le CIO a souhaité aboutir à une solution négociée. Cela témoigne de la politique éthique à géométrie variable de l’organisation.
Afin de naviguer entre ces intérêts stratégiques et économiques, le CIO semble gérer cette crise au jour le jour. Une grande incertitude plane ainsi à quelques jours de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver puisque le Tribunal arbitral du sport (TAS) a récemment annulé la sanction disciplinaire prise par le CIO à l’encontre de 28 sportifs russes. Le CIO a depuis critiqué cette décision, et annoncé que ces athlètes ne seraient pas sélectionnés pour les Jeux d’hiver. Alors que le TAS doit encore prendre une décision concernant certaines non-sélections, on peut se demander aujourd’hui qui pilote le mouvement olympique, et selon quels intérêts et critères.
Quels sont ces intérêts et critères ?
Pour arriver à cette décision, le CIO a dû composer un jeu d’équilibre sur quatre lignes de tensions différentes. Il s’agit tout d’abord d’une tension géopolitique. Depuis maintenant 4-5 ans et en particulier le déclenchement de la crise ukrainienne, des tensions grandissantes ont émergé entre des pays occidentaux et la Russie. L’affaire du dopage organisé sous l’égide de la Russie, ainsi que le dossier « FIFA Gate » relatif aux attributions de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar et à la Russie en 2018, se sont entrechoqués avec de graves contentieux diplomatiques. Le CIO doit donc jouer entre diverses grandes puissances qui influencent le mouvement sportif.
Les tensions sont également institutionnelles. Le système sportif international n’est pas un corps hiérarchisé et cohérent, duquel le CIO serait l’autorité centrale. Il faut savoir que ce Comité est une association de droit suisse, dont les membres ne sont ni les comités olympiques nationaux ni les fédérations internationales, mais des personnalités, pour la majorité liée au monde du sport. En face, les fédérations internationales sont également régies par le droit suisse, dont les membres sont des fédérations nationales. Les comités olympiques nationaux (CNOs), tout comme les fédérations internationales, n’ont pas de lien juridique direct avec le CIO. Ils sont néanmoins reconnus comme tels, et représentent le CIO au sein de leur pays. Même si le CIO se dit l’organisation faitière du sport international, il n’organise en réalité que les Jeux olympiques d’hiver et d’été et n’est pas à même de contrôler l’ensemble du système sportif. Des organisations comme la FIFA sont indépendantes et entretiennent même des relations plutôt houleuses avec le CIO. Il en est de même entre le CIO et l’Agence mondiale antidopage. Cette dernière est une fondation de droit suisse, dont le siège est basé à Montréal. À la faveur d’une Convention de l’UNESCO, elle est contrôlée et financée à moitié par les États et le mouvement sportif. Cette gouvernance du sport est finalement assez éclatée et le positionnement du CIO vis-à-vis de la Russie est également un compromis entre d’un côté certains organes qui souhaiteraient punir la Russie de façon plus forte et exemplaire (notamment les CNOS occidentaux et les agences anti-dopage) et, d’un autre côté, des instances (comme certaines fédérations internationales) qui sont plutôt proches de la Russie et souhaiteraient une attitude plus arrangeante.
Une autre tension touche la gouvernance du sport et la relation entre les institutions sportives privées et certaines autorités publiques internationales : avec la multiplication des scandales touchant le sport international, de nombreuses personnalités et autorités réclament en effet une réforme de la gouvernance générale du sport. L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a récemment publié un rapport ainsi qu’une résolution demandant à ce qu’une convention internationale sur la gouvernance du sport soit ouverte et préparée, et qu’à terme, une agence internationale puisse contrôler la transparence et l’intégrité des organisations sportives. Une récente décision de la Commission européenne a également mis à mal le « monopole » des fédérations sportives internationales sur leur sport, laissant potentiellement la porte ouverte à des organisations concurrentes. Ainsi, face à cette pression externe, le CIO doit aussi aller vers davantage de transparence, de cohérence, de contrôles en matière de gouvernance pour éviter les dérives telles qu’on a pu les connaître ces dernières années et surtout empêcher une révolution institutionnelle qui serait imposée par les États.
Enfin, concernant le scandale russe, une ligne de tension est in fine commerciale. Ces affaires nuisent aux intérêts commerciaux et à la réussite du modèle économique des Jeux olympiques. Une exclusion de la Russie ou un boycott russe compromettrait l’image d’universalité, de neutralité et d’apolitisme que le Comité souhaite véhiculer. Ce récit puriste des Jeux olympiques tels que supposément pratiqués en Grèce antique est instrumentalisé par le CIO et l’aide à vendre des droits de diffusions, des contrats de sponsoring permettant de récupérer des milliards d’euros à chaque olympiade. Toute manipulation des résultats et de la performance, mais aussi tout conflit politique compromet le narratif olympique. Dès lors, le CIO est obligé d’osciller entre équilibres et compromissions pour permettre aux JO de rester l’événement sportif le plus médiatisé de l’histoire. C’est pourquoi depuis le début de l’affaire russe, l’organisation souffle le chaud et le froid, et que les ajustements se font de façon incrémentale, au gré des évolutions et positionnements à l’intérieur et à l’extérieur du système olympique. Les rebondissements continueront en amont et en aval des Jeux de PyeongChang.