04.11.2024
« Trump : la revanche de l’homme blanc » – 3 questions à Marie-Cécile Naves
Édito
30 janvier 2018
Docteure en science politique de l’université Paris-Dauphine, Marie-Cécile Naves (www.mariececilenaves.com) est chercheure associée à l’IRIS, spécialiste des États-Unis et codirectrice de publication du site d’analyse et d’opinion Chronik. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Trump : la revanche de l’homme blanc », aux éditions Textuel.
Pourquoi, selon vous, le projet de Trump est-il avant tout de réhabiliter un modèle de société fondé et construit sur la domination masculine ?
Le projet politique de Trump est celui d’une fermeture des États-Unis sur eux-mêmes, en matière religieuse, culturelle, migratoire, « raciale », économique et bien sûr genrée. C’est aussi un projet de grandeur retrouvée. On a beaucoup parlé de la complaisance du président vis-à-vis du racisme – sa non-dénonciation des suprémacistes blancs après l’épisode violent de Charlottesville, ses insultes contre les immigrés mexicains et les joueurs de football noirs, etc. -, mais on a peu parlé, du moins en France, du storytelling masculiniste de Trump. Il a séduit, et séduit toujours, une partie de la population masculine, blanche, à faible capital culturel, des régions rurales ou désindustrialisées, qui se sent délaissée, « oubliée », déconsidérée par les décideurs et qui a été déçue par les démocrates.
Trump promeut une Amérique traditionnelle, fière de ses valeurs, un pays qui bombe le torse. Comme dans les années 1950, au cœur de la guerre froide quand les États-Unis dominaient la planète, quand la croissance était au plus haut, avant les mouvements pour les droits civiques et les revendications féministes. Chacune et chacun, alors, « était à sa place ».
Or les industries traditionnelles, chantres du travail manuel masculin (industrie, énergie, petit artisanat, petites exploitations agricoles), ont été fragilisées du fait des délocalisations, de la flexibilité de l’emploi et du développement de l’économie de services où nombre d’employés sont des femmes et des individus issus des minorités. De son côté, depuis les années 1960, la participation des femmes au marché du travail a régulièrement augmenté aux États-Unis. L’écart sexué a été diminué par deux en 50 ans.
Lorsque le sociologue Michael Kimmel publie Angry White Men[1], il décrit les frustrations de ces « hommes blancs en colère » – lesquels sont minoritaires chez les hommes blancs, il est utile de le rappeler – qui n’acceptent pas ces évolutions démographiques et sociologiques. Comme le montre la politiste Arlie Russell Hochschild dans son ouvrage Strangers in their own Land[2], ils se sentent comme les victimes de celles et ceux qui les ont « doublés dans la file » des ressources publiques et privées – emploi, accès à l’éducation et au logement, etc. En un mot, dans la file du rêve américain.
Vous rappelez que D. Trump agit à l’instinct, opposant ainsi la réflexion à l’action. Comment cela s’illustre-t-il dans la politique qu’il mène ?
Bien que né à New York dans une famille aisée, Trump n’est pas issu d’un milieu intellectuel. Une fois qu’il est lui-même devenu milliardaire, il n’a cessé d’être méprisé par les élites culturelles qu’il côtoyait, en raison de ses goûts « bling bling » et de sa vulgarité. Il ne l’a jamais oublié. Il faut aussi toujours garder en tête que l’ambition de l’actuel président de faire le contraire d’Obama sur le fond comme sur la forme a tourné à l’obsession.
Diplômé des universités de Columbia et de Harvard, surnommé « le professeur de droit » par Sarah Palin, Obama a l’image d’un homme de compromis, cultivé, grand lecteur. Lui a succédé un milliardaire de l’immobilier, décrit comme un manager impitoyable en affaires comme avec ses collaborateurs, à la tête d’un « clan » familial uni dans le business, mais aussi producteur du concours de miss univers et rendu célèbre par les tabloïds et la télé-réalité, et qui s’informe essentiellement par les comptes Twitter de ses soutiens et par Fox News. La personnalité Trump « rencontre » donc le souhait d’une partie des États-Unis de tourner la page Obama, de rompre avec l’establishment.
Trump aime rappeler qu’il agit à l’instinct et que son instinct est généralement le bon. C’est une manière de dire qu’il déteste passer du temps à réfléchir. Être dans l’action, ou laisser penser qu’on est dans l’action, est une autre manière d’apparaître comme un « vrai » homme, qui prend des risques, qui ne craint ni le conflit ni l’adversité.
La « grandeur retrouvée de l’Amérique » serait donc, pour D. Trump, celle d’un pays où l’homme blanc gouverne ?
Les options et décisions politiques du président, son agenda, le choix de ses collaborateurs, la mise en scène de son pouvoir, le « style Trump » ont un point commun majeur : ils sont destinés à montrer que la masculinité hégémonique – dans le sens où l’entend Raewyn Connell, par exemple -, visant la perpétuation d’un système patriarcal, est aux affaires et que, symboliquement, les hommes reprendront « leur » place.
Les affects, les émotions ont ici un rôle immense. Trump a habilement su en jouer. Son machisme complète le tableau. Il a transparu dans ses commentaires sur l’apparence physique des femmes politiques et journalistes, sans parler de la fameuse vidéo de 2005 et des accusations de viol dont il fait l’objet.
Trump dirige une Amérique idéalisée, forte, combative, « virile ». C’est l’« America first », qui défie les ennemis intérieurs comme extérieurs. Il se vante d’avoir un plus gros arsenal militaire et un plus gros bouton nucléaire que Jim Jong-un. Les djihadistes sont des « losers ». Il ne faut pas être « le pussy de la Chine », etc. Le registre discursif phallique est omniprésent.
Sauver les emplois dits masculins passe par la promesse protectionniste et par la remise en cause de la régulation environnementale – pour réhabiliter le travail dans les mines et relancer l’exploitation des énergies fossiles, même si c’est à court terme.
Par ailleurs, les mesures contre les femmes existent. À la baisse des subventions fédérales au planning familial s’ajoutent la possibilité, pour toutes les entreprises sujettes à l’Obamacare, de ne plus inclure la contraception dans l’assurance santé, ainsi que la création toute récente d’une agence fédérale qui examinera les revendications des personnels soignants – médecins, infirmiers, etc. – ne souhaitant plus prodiguer certains soins heurtant leurs convictions religieuses. S’y ajoutent les coupes dans les budgets sociaux, de santé, d’éducation et de la culture – dont les femmes sont particulièrement bénéficiaires en tant qu’allocataires, mais aussi parce qu’on y trouve des emplois qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à occuper.
[1] Michael Kimmel, Angry White Men. Masculinity at the End of an Era, Nation Books, 2013.
[2] Arlie Russell Hochschild, Strangers in their own Land, The Free Press, 2016