ANALYSES

« La population n’a pas confiance dans les institutions publiques »

Presse
2 janvier 2018
Interview de Thierry Coville - L'Humanité
Est-ce qu’il faut être surpris de manifestations de cette ampleur en Iran ?

Thierry Coville Si on regarde les indicateurs macroéconomiques, on peut constater que la situation s’est améliorée en Iran depuis deux-trois ans avec l’accord sur le nucléaire et la fin des sanctions, qui lui permettent d’exporter tout son pétrole et de commercer plus librement avec l’Europe. La croissance est repartie depuis 2016 et l’inflation a plutôt ralenti. Elle était d’environ 30 % en 2012, maintenant on a un chiffre encore élevé mais aux alentours de 10 %.

Je pense que ce qui a mis le feu aux poudres, c’est qu’en dépit de l’amélioration macroéconomique, il y a toujours d’énormes problèmes sociaux, notamment un gros problème de chômage. Les chiffres iraniens eux-mêmes révèlent un taux de chômage de 16 %-18 %, qui touche surtout les jeunes diplômés. Il y a 700 000 nouveaux diplômés de master chaque année. Beaucoup d’entre eux ne trouvent pas de travail, ils font des petits boulots ou émigrent. Il y a une vraie catastrophe sociale, économique, éventuellement politique pour l’Iran d’aujourd’hui. Et il y a un sentiment dominant selon lequel les institutions étatiques ne fonctionnent pas de manière juste.

Ce fonctionnement permet à certains de s’enrichir et la majorité est pénalisée. Il y a globalement un manque de confiance de la population dans le fonctionnement des institutions publiques auquel il faut rajouter que, dans le projet de budget en discussion au Parlement, qui n’a pas encore été approuvé, le gouvernement, pour avoir un peu plus d’argent, a prévu de limiter les subventions pour l’essence, dont le prix devrait augmenter de 50 %.

Par ailleurs, les gens sont déçus car ils pensaient que l’accord sur le nucléaire allait régler tous les problèmes. Enfin, une partie des jeunes qui ont voté pour le président Rohani (avec un taux de participation de 70 %) sont déçus. On a donc dans la rue les plus pauvres et une partie de cette classe moyenne.

Comment caractériser l’économie iranienne ?

Thierry Coville C’est une économie pétrolière puisque les revenus pétroliers représentent encore 50 % des recettes budgétaires et 80 % des exportations. C’est une économie publique, le secteur public représentant 80 % de l’économie. Et une grande partie de l’économie, l’économie parapublique, est contrôlée par des fondations, les bonyad, à caractère social ou religieux mais qui ne paient pas d’impôts. Beaucoup d’entreprises échappent donc au contrôle du gouvernement. Et vous avez beaucoup d’entreprises appartenant aux pasdaran (les gardiens de la révolution – NDLR), comme, par exemple, la plus grande entreprise de télécommunications d’Iran ; elles ne paient pas non plus d’impôts.

Rohani sait qu’il ne peut plus vraiment créer les emplois nécessaires dans le secteur public et veut développer le secteur privé. Mais il se heurte à ceux qui tiennent le système. Le parapublic est ainsi prêt, comme cela s’est déjà produit dans le passé, à racheter les meilleures entreprises privées. Il y a également des blocages externes. L’accord sur le nucléaire n’a pas donné tout ce qu’il pouvait parce qu’il y a une opposition violente des États-Unis. Aucune grande banque européenne n’a voulu revenir en Iran. Il est donc difficile pour le gouvernement iranien d’attirer autant d’investissements étrangers qu’il le voulait. En plus il y a beaucoup de réformes internes. On voit les défis que doit relever Rohani.

Le scénario en cours en Iran ne ressemble-t-il pas à ce qui s’est passé en Syrie en 2011 : manifestation de caractère social qui se transforme en une dénonciation du pouvoir en place ?


Thierry Coville Si on reprend le sentiment que le système, dans sa globalité, n’est pas équitable et ne travaille que pour certains, ce qui traversait les printemps arabes existe aussi en Iran. La différence est tout de même qu’il y a des élections en Iran, même si tout n’est pas parfait. Il y a également le sentiment que le prix à payer pour un changement dans la violence va être trop cher. Mais si le gouvernement ne répond pas à cette volonté de changement qui s’exprime dans les urnes, on peut s’attendre à d’autres développements.
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