27.11.2024
Iran : « La pire des erreurs serait de s’inscrire dans la logique de Trump »
Presse
8 janvier 2018
Depuis le 28 décembre, l’Iran connaît des manifestations qui ne sont pas sans rappeler ce qui s’était déjà déroulé en 2009. A quoi assiste-t’on exactement? Comment ce mouvement a-t’il débuté et qui en est à l’origine ?
La comparaison avec les manifestations de 2009 a des limites. En juin 2009, il s’agissait de manifestations post-électorales contestant la réelection du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Si certains mots d’ordre peuvent se retrouver dans les manifestations actuelles, personne ne conteste la réélection d’Hassan Rohani en mai 2017.
Dans l’actuelle vague de contestations, il y a un fort contenu économique et social. Il y a eu tout d’abord les déclarations de Rohani au Parlement lors de la présentation du budget 2018. Le président y a critiqué les dépenses pour les fondations en Iran: celles-ci ont été créés à partir de 1979 avec les biens confisqués aux grandes familles liées au Chah. Elles brassent de très grosses sommes d’argent et ne sont pas soumises à l’impôt. Le président iranien a souligné l’absence de contrôle réel sur ces fondations. Ainsi ce n’est pas un hasard si les premières manifestations du 28 décembre ont débuté à Machhad (Nord Est). Il y a là-bas une grande fondation, Astan-e-Qods, dirigée par un des rivaux de Rohani aux dernières élections. Un des points de départ réside ainsi dans la volonté de ces fondations de ne pas subir de contrôle de l’Etat. Cette insatisfaction était une brèche ouverte dans laquelle ont pu ensuite s’engouffrer beaucoup de gens. Mais il ne faut pas perdre de vue que le nombre de manifestants est beaucoup moins élevé qu’en 2009. Et les contre-manifestations organisées par le pouvoir sont massives.
Dans quel contexte de politique intérieure ces événements se déroulent-ils? Pourquoi maintenant, alors que l’actuel président iranien donne plutôt une image d’ouverture du régime ?
Rohani a été réélu avec une participation de 70%, obtenant 57% des suffrages, un meilleur score que lors de sa première élection. Les Iraniens ont voté pour lui parce qu’il incarne une capacité d’ouverture. Il y a des progrès économiques incontestables en Iran: l’inflation y est de 10% alors qu’elle était de 50% il y a quatre ans. Avant l’accord sur le nucléaire de 2015, Téhéran ne pouvait exporter que 50% de son pétrole, ce dernier constituant la moitié de son budget, alors que depuis, elle peut l’exporter en intégralité. En 2017, on tourne autour de 4% de croissance.
Mais près d’un tiers des jeunes sont au chômage. Les indicateurs macro-économiques sont plutôt bons, mais ils ne suffisent pas à masquer la difficile réalité du quotidien, avec un chômage endémique. Après l’accord de 2015, les investissements directs étrangers (IDE) devaient arriver en Iran, mais il n’y en a pas eu beaucoup. Les Etats-Unis, en particulier sous Trump, en faisant craindre aux entreprises étrangères des sanctions si elles investissaient en Iran, au mépris total du droit international, sont les principaux responsables. Cette épée de Damoclès fait hésiter les grandes entreprises françaises à investir en Iran par exemple. Ce manque d’IDE a joué également sur l’augmentation du prix de l’essence, de 50%, alors qu’au même moment dans le dernier budget on baissait les aides aux plus démunis.
Il y a également la corruption, toujours très présente et de moins en moins bien acceptée par la population. Et de nombreuses critiques existent concernant les dépenses iraniennes à l’étranger, en Syrie, en Palestine, etc., alors que la population doit elle se serrer la ceinture.
C’est un mécontentement multiforme qui s’exprime, nourri par le décalage entre les promesses de Rohani et la réalité.
Quelle est la principale réaction du pouvoir en place et quel est le bilan humain réel depuis le début des manifestations ?
Le bilan réel, c’est sans doute entre 5000 et 10 000 personnes arrêtées, et environ une trentaine de morts. Il y a quelques jours, le guide Khamenei a expliqué que ces manifestations étaient la main de l’étranger, ajoutant que le pouvoir se montrerait inflexible. En même temps, il n’a pas fait intervenir les Gardiens de la Révolution. Pendant ce temps, Hassan Rohani soulignait comprendre le mécontentement des gens, souhaitant les laisser s’exprimer. Il y a donc de très fortes luttes de pouvoir au sommet de l’Etat. Celà montre que l’Iran connaît des débats démocratiques, que des divergences peuvent s’exprimer publiquement, forme de maturité politique que l’on trouve peu dans la région. Sachant que celui qui garde la main sur l’appareil d’Etat, c’est le Guide Khamenei.
Quelles conséquences ces manifestations peuvent-elles avoir sur l’équilibre des forces dans la région et à l’international ?
Les principaux soutiens étrangers aux manifestations sont Donald Trump, Benyamin Netanhyaou et le prince saoudien Ben Salman. Tout ce que dit actuellement Trump est du pain béni pour les conservateurs. Par sa politique, le Président américain alimente ceux qu’il prétend pourtant combattre. Du coup, les conservateurs iraniens accueillent avec grand intérêt toutes les déclarations imbéciles de Donald Trump.
Cela ne change pas l’évolution des rapports de force régionaux. Il faut bien comprendre que les Iraniens ont marqué beaucoup de points ces dernières années sur la scène internationale, en Irak, en Syrie, etc. Par ailleurs, le contexte régional permet également d’expliquer pourquoi il n’y a pas plus de monde dans la rue. La population iranienne est très préoccupée par la situation en Syrie, et s’il y avait plus de manifestations, il pourrait y avoir une féroce répression, comme en Syrie.
Quant à Donald Trump, il va sans doute continuer à soutenir les Saoudiens contre les Iraniens. N’oublions pas que les Républicains aux Etats-Unis étaient contre l’accord sur le nucléaire de 2015. Depuis lors, ils restent mobilisés. La question importante est: y aura-t’il confirmation par l’administration Trump de la non-certification de l’accord qui doit être décidée ce mois-ci? Ce serait une très mauvaise nouvelle pour la paix et la stabilité dans la région.
Quelle est la réaction de la France, de l’UE et de la communauté internationale? Sont-elles à la hauteur ?
L’Union européenne est pour l’instant, comme souvent, d’une très grande discrétion. Les Européens s’inscrivent toujours dans le maintien de l’accord de 2015. C’est une attitude radicalement différente de l’administration américaine. L’UE devrait défendre davantage l’accord sur le nucléaire. Il est également question qu’Emmanuel Macron aille en Iran. Je souhaite pour ma part que cela se fasse dans les meilleurs délais. Ce serait le premier dirigeant occidental à s’y rendre depuis la révolution de 1979. Notre intérêt est de garder l’équidistance et de parler avec tout le monde, dans une logique gaullo-mitterrandienne.
La pire des erreurs serait de s’inscrire dans la logique de Trump qui souhaite un changement de régime en Iran. Il faut au contraire maintenir le lien avec Hassan Rohani, sans doute le point d’appui le plus solide pour soutenir la démocratisation du régime iranien, et ne pas lâcher le dialogue avec les réformateurs. Etant donné l’instabilité régionale, l’Iran est certes criticable, mais c’est un Etat qui fonctionne, qui défend logiquement ses intérêts géostratégiques et qui va s’affirmer davantage dans la région dans les dix ans à venir. Il nous faut bien évidemment intégrer ça stratégiquement, ce que Donald Trump est totalement incapable de comprendre.