18.12.2024
La société iranienne ne peut plus accepter l’immobilisme
Presse
4 janvier 2018
Contrairement aux manifestations de 2009, qui étaient avant tout politiques, l’origine de la révolte populaire actuelle en Iran réside dans les frustrations économiques accumulées. Les manifestants, pour beaucoup des jeunes de moins de 25 ans et des classes populaires, crient cette fois leur ras-le-bol, après l’annonce d’une hausse du prix des œufs et de l’essence en 2018 – mesure finalement annulée par le gouvernement le 30 décembre.
Après l’accord historique sur le nucléaire, la levée partielle des sanctions avait fait espérer aux Iraniens une amélioration rapide de la situation économique, mais les résultats se font attendre. Comment l’expliquer ? Décryptage de Thierry Coville, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l’Iran.
On entend que la mauvaise situation économique serait à l’origine des manifestations. Qu’en est-il précisément ?
La situation économique iranienne est plus nuancée. Le dernier rapport du FMI est plutôt positif, les indicateurs montrent que l’économie va mieux. Après une période de récession, la croissance de l’Iran est repartie à la hausse : elle a atteint 6% en 2016, puis 4% en 2017, un ralentissement imputable à la baisse du prix du pétrole. L’inflation, quant à elle, a ralenti passant de 30% en 2012 à 10% aujourd’hui.
La situation macroéconomique s’est donc améliorée depuis 2016. L’accord sur le nucléaire a permis à l’Iran d’exporter son pétrole, ce qui représente 50% des recettes budgétaires du pays. Il peut désormais commercer plus facilement avec l’Europe. Les entreprises peuvent importer des biens intermédiaires, pour produire davantage. Les quelques cas d’investissements étrangers sont encourageants, notamment dans le secteur de l’automobile : Peugeot est revenu en Iran et Renault a annoncé de nouveaux investissements.
Mais les tensions sociales, vieilles de plusieurs années, sont fortes. La population a l’impression qu’on lui demande toujours plus d’efforts et que rien ne se passe. Or, une politique d’austérité dans un contexte pareil, c’est explosif. Le gouvernement iranien n’a sans doute pas anticipé que les dernières annonces seraient la goutte d’eau de trop. Surtout quand les Iraniens estiment que les institutions publiques ne fonctionnent pas, sont trop corrompues et que ce sont toujours les mêmes qui en profitent.
Pourquoi la reprise économique ne s’est-elle pas traduite dans l’économie réelle ?
Les difficultés économiques et sociales ne s’arrangent pas en deux ans de croissance. Le chômage, d’environ 12%, est le principal problème. Du fait des évolutions démographiques, 800.000 personnes arrivent chaque année sur le marché du travail. Parmi elles, de très nombreux jeunes diplômés. Environ 40% d’entre eux sont au chômage, vivent de petits boulots et veulent immigrer. En comparaison, en France, la dernière fois qu’on a eu une année exceptionnelle en termes d’emploi, c’était à l’aube des années 2000 quand on avait créé 400.000 emplois.
L’économie iranienne, dominée par le secteur public, rentière et en plein processus de développement, est incapable de créer 800.000 emplois. Pour y parvenir, il faudrait que le secteur privé soit plus important. Le président Hassan Rohani souhaite développer ce secteur mais ce sont des réformes qui prennent plusieurs années.
Beaucoup d’Iraniens, enfin, pensaient qu’avec l’accord sur le nucléaire, tous les problèmes allaient se régler. Or du fait des sanctions américaines, l’accord n’a pas produit tous les bénéfices escomptés. Aucune grande banque européenne n’est encore revenue en Iran. Et le gouvernement a sans doute mal communiqué.
Hassan Rohani était-il obligé de prendre ces mesures de rigueur ?
L’Iran est passé tout près d’une situation d’hyperinflation. Hassan Rohani s’est engagé dans une politique économique classique dans pareil cas : appliquer une politique d’austérité pour limiter l’inflation, tout en libéralisant l’économie pour créer les emplois nécessaires. Encore une fois, cela ne peut pas se faire en quelques mois.
En arrivant au pouvoir, il a paré au plus pressé pour ralentir l’inflation, limitant les crédits bancaires, la création monétaire… Et dans le même temps, il s’est voulu prudent sur le plan budgétaire. En ramenant l’inflation à un niveau plus normal, on permet l’investissement alors qu’une inflation trop forte provoque de l’incertitude. Il fallait qu’il ramène un environnement plus stable pour permettre l’essor du secteur privé. C’était son calcul.
Le problème, c’est qu’une politique d’austérité si elle n’est pas accompagnée de réformes plus sociales pour ceux qui sont dans des situations compliquées, ça ne passe pas. Les Iraniens qui manifestent actuellement font majoritairement partie d’une catégorie de population qui ne vote plus, ils n’attendent plus rien, ils n’ont rien à perdre.
Hassan Rohani a-t-il négligé les classes populaires ?
Il a voulu être dans la rupture avec son prédécesseur, Mahmoud Ahmadinejad, qui a été très loin dans le populisme. Il a choisi la rigueur, mais oublié les problèmes sociaux. Par exemple, il a prévu de supprimer le revenu unique mis en place par Mahmoud Ahmadinejad en 2010, pour compenser les baisses des subventions publiques sur l’énergie. Pour les plus pauvres, cela peut représenter jusqu’à 10% de leurs revenus annuels.
Quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre économiques du président iranien ?
Hassan Rohani est un pragmatique. Il doit montrer qu’il prend en compte les difficultés sociales, qu’il écoute les gens. Il ne peut pas faire de miracles sur le plan budgétaire mais les efforts peuvent être mieux partagés. Est-ce normal que l’Iranien moyen, au chômage, paie l’essence plus cher alors que des entreprises iraniennes font des bénéfices et ne paient pas d’impôts ? Il avait promis lors de sa campagne de revenir sur certains privilèges. Ce n’est pas évident car ce sont les plus durs qui contrôlent toutes les institutions, mais il a été élu pour une société plus juste. La société civile iranienne est modérée, moderne et ne peut plus accepter l’immobilisme sous prétexte que les plus durs ne veulent rien lâcher.
Propos recueillis par Sarah Diffalah